Jean Lecerf

 

L'humour

se cultive comme les choux...

...ou presque

 

Quelques mots clés

Si vous lisez tout, c’est bien mieux!

TABLE DES MATIÈRES

I. UNE IDEE SAUGRENUE; Merci, merci, merci !

II. L’HUMOUR QUE J’AIME: Marier l’humour à la philosophie ?; …et avec la politique?; L’économie gaie ?; L’exprimer, c’est mieux; Si l’humour et la poésie; Pour la pénétration psychologique.

III. L’HUMOUR QUI AIDE A VIVRE; Pour être heureux? mais oui !; …et pour vieillir, pour calmer; Des clowns tristes ?; L’humour guérit; Humour et bonheur.

IV. DEFINIR: UN DEFI DE DANINOS!; Est ce vraiment impossible?

V POURQUOI RIONS NOUS OU SOURIONS NOUS? Le sourire et le rire; Le rire homérique; quelques conditions de l’humour; Erreur, clin d’œil, complicité; Vérité…relative.

VI. COMMENT FAITES VOUS, PRINCES DE L’HUMOUR?; Des formes très variées.

VII. 223 TYPES DE CLINS D’Œ IL: Le point d’ironie? 

VIII. DES MILLIONS DE FACONS DE SE TROMPER: « Erreurs », oui, mais …; Se situer dans la jungle; Qui commet l’ « erreur » ?; Volontaires, ces « erreurs » ?;

IX. A L’AIDE, MOLIERE, LABICHE, ROUSSIN… : De faux mensonges; Les mimes, les clowns…; Jouer avec la « vérité »; Equivoques, à peu près;

X. L’ART DE RATER SON HUMOUR; Intraduisible?; Pourquoi le rire est-il contagieux ?

XI. QUELQUES PRIX D’EXCELLENCE: Côtoyer le sublime.

XII DEFINIR? ESSAYONS; Des choses qu’en veulent dire d’autres; Quelques images;

XIII. OUI, COMME LES CHOUX... OU PRESQUE: Comment travaillent-ils?; Pour enseigner ?; L’humour et le style;

XIV. UNE GYMNASTIQUE, BIGRE! Les dons se cultivent

XV. DES LECONS DE MARIVAUX, DE DAUDET, DE PAGNOL: Une pédagogie ? Oh la là !; Un pied de nez à Boileau; Une multitude d’approches.

XVI. ETES VOUS PRÊT A ESSAYER? : Des questions qui égaient; Le jeu est l'école de l'humour. Non. Il devrait l'être;

XVII. UN ART TOUT EN FINESSE.

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I. UNE IDEE SAUGRENUE

Il était une fois un monsieur sérieux. Mais sérieux ! Sérieux comme ce n’est pas permis!

Il l’était tellement qu’il avait fallu obliger de malheureux élèves de Science po et de quelques autres écoles à travailler sur ses livres. Lecture obligatoire. Pas marrant, vous vous rendez compte ?

Eh bien, vous n’imaginerez jamais quelle était la base, le socle de cette culture sérieuse.

Non. Vous n’y êtes pas. Pas du tout.

Le socle de la culture sérieuse de ce monsieur, c’était, tenez vous bien, c’était le bon vieil almanach Vermot de son enfance.

Oui, ses calembours, ses dessins gais, ses dialogues  : « Mange ta soupe Toto - J’peux pas - Quand on veut on peut - ben alors, j’veux pas ! », ses petites histoires…

Ah, les petites histoires ! Le monsieur sérieux adorait les entendre, les découvrir, les raconter et les raconter encore - un peu trop - pour ne pas perdre une occasion de rire avec ceux qu’il rencontrait.

Ces petites histoires, il aurait tant aimé en inventer, mais elles se refusaient à lui, les méchantes, les moqueuses.

Rire ! Quelle détente ! Quel stimulant ! Quelle joie ! Quel mystère aussi.

Pourquoi rit-on ? Pourquoi est ce drôle ou n’est ce pas drôle ? Il avait très, très envie de le savoir...

Imaginez que ce monsieur, prenant de l'âge, ait été envahi par un ensemble d'idées, sérieuses bien sûr, et qu'il se soit mis en tête de les faire partager à ceux qui ont des responsabilités et des possibilités d'agir.

Quelle naïveté ! Vous pensez bien que ces messieurs n'avaient rien à apprendre dans leur domaine et nul besoin qu'on leur dise ce qu'il fallait faire.

C'est eux qui donnaient des leçons. Ils n’en avaient à recevoir de personne. De personne, vous m’entendez ?

Tout ce qui était possible, ils le faisaient déjà. Le reste, c'était du rêve. Evident !

Et le pauvre monsieur sérieux s'est aperçu tristement que ses idées sérieuses ne passaient pas la rampe.

Et c'est alors qu'il lui vint une idée saugrenue. S'il pimentait ses propos d'une certaine dose d'humour, peut-être pourrait-il éveiller la curiosité, faire passer son message.

S'il racontait ses désillusions et ses mésaventures dans ses multiples efforts pour se faire comprendre, ce ne serait pas un mauvais sujet, non ?

Mais sous quel titre ?

Mésaventures d'un chercheur ? Trop prétentieux!

… d'un théoricien ? Ridicule !

Alors, "Mésaventures d'un rêveur " ? Rêveur est un titre que personne ne me disputera.

Zut ! Je me suis trahi, parce que, vous ne vous en doutiez pas, n’est ce pas ?, ce monsieur sérieux qui aime rire, je le connais très, très intimement. Mais je vous en supplie, ne le dites à personne.

Nul ne me disputera, donc, le noble titre de rêveur, mais on l'accueillera avec un petit sourire moqueur. Eh bien, tant pis !

Et un jour, en faisant la sieste sur mon balcon, face à un magnifique paysage alpestre, j'ai hasardé, pour ce livre qui devait enfin faire passer mes idées, ce liminaire.

Je vous dois, en préface, un aveu.

Un jugement a été rendu contre moi, le 13 juillet 1988, au hameau de Fontgillarde, par le tribunal de... par le tribunal de... Zut ! J’avais noté le titre exact, mais j’écris tellement mal...

Tant pis. L’important c’est le texte de la sentence. Il pose clairement le problème que nous allons tenter de démêler ensemble.

« Attendu que le sieur Lecerf, Jean, est accusé d’avoir fait perdre le temps, compliqué la tâche et embrouillé les idées de personnages importants qui avaient mieux à faire, et notamment, besoin de s’occuper de leur propre carrière.

«Attendu que ledit sieur tentait ainsi de faire valoir ses idées dans des domaines dans lesquels il n’avait aucune compétence... au sens administratif et juridique du terme, s’entend... ce qui, en clair, signifie qu’il se mêlait de ce qui ne le regarde pas.

« Attendu qu’il s’agit là d’une accusation grave, d’un problème de société, parce que va croissant le nombre des retraités qui tirent prétexte de ce que leur a appris leur passé professionnel pour s’introduire dans des domaines où ils n’ont plus rien à faire.

« Attendu que les plaignants font valoir qu’il faut laisser travailler en paix les professionnels qui, seuls, ont compétence - au sens juridique et administratif du terme - pour connaître les problèmes qui leur sont confiés, et ne pas les harceler de critiques et de suggestions d’amateurs, qu’ils soient retraités, journalistes ou autres clients du café du commerce.

« Attendu que les interventions du prévenu ont porté sur des domaines nombreux et importants : désordre monétaire, chômage, misère, conflits et agressivités de toutes sortes, que ces interventions se sont heurtées à des résistances courtoises, discrètes et dissuasives, qu’elles ont eu des effets... disons... très limités, pour ne pas dire totalement nuls.

« Considérant que, pour approuver les plaignants qui, par leurs attitudes, leurs silences ou leurs oublis, ont tenu ces interventions pour négligeables, il faudrait regarder de plus près si elles n’étaient pas de nature à faire progresser, au moins un peu, la recherche d’issues à quelques uns des drames de notre époque. Si nombreux sont ceux qui n’ont pas de place dans des économies où l’agressivité est enseignée comme une vertu ! Ne s’agirait-il pas de domaines où un apport d’idées saines aurait dû être le bienvenu, qu’elles aient été directement utilisables ou qu’elles aient pu servir de relais dans une recherche constructive ?

« Attendu que le prévenu a osé saupoudrer d’humour des sujets graves et traiter longuement des mystères de la gaieté, obligeant ainsi le lecteur à naviguer entre le solide et la fantaisie qui lui donne du relief, osant exiger un effort d’attention, d’accueil, de complicité et d’intelligence qui peut légitimement dérouter ceux à qui des maîtres éminents et sourcilleux n’ont pas appris l’art de sourire.

« Considérant que le métier des juges, comme celui des chefs, est d’offrir aux autres, par de fermes décisions, des certitudes qu’ils ne peuvent avoir eux mêmes, et qu’afin de se tromper le moins possible, ils doivent s’informer avec soin..

« Par ces motifs

« le tribunal enjoint audit sieur Lecerf de présenter un récit objectif, précis et détaillé des faits incriminés. Il contera, avec la contrition qui convient à un pécheur repentant, mais sans mélancolie, ses tentatives pour faire valoir ses idées, les résistances actives et passives qu’il a rencontrées, et ce qu’il en est advenu, bref, les mésaventures d’un rêveur. »

Mon juge, c’est toi, cher lecteur...

Et j'ai écrit un gros livre.

Les lecteurs l'auraient trouvé passionnant et se seraient précipités pour l'acheter. De cela, je suis certain.

Les éditeurs, eux, ne l'ont pas été. Ils sous-estiment beaucoup l'intelligence des lecteurs, vous savez.

J’était déjà octogénaire quand une dame qui ne cachait ni son ignorance, ni la totale absence de ses propositions, Viviane Forrester, a vendu des centaines de milliers d’exemplaires d’un livre d’imprécations et de vertueuses indignations qui ne conduisaient nulle part.

Tiens, on commence à s’intéresser à ces problèmes, me suis je dit. Si seulement un sur dix des lecteurs de cette dame s’intéressait à une approche constructive de ces problème, la mienne bien sûr, longuement mûrie au cours de ma longue carrière, il y aurait place pour un beau succès.

Le livre que j’ai écrit faisait exactement la même longueur que « L’horreur économique ».

L’Harmattan a bien voulu éditer ce bouquin quelque peu testament dans lequel je plaçais beaucoup de naïfs espoirs sous un titre ronflant comme la victoire, alors récente, à la coupe du monde de football : "Chômage, croissance : comment gagner ? "

L’accueil fut enthousiaste.

Non. N’exagérons pas. L’enthousiasme est de trop…Oui, et même l’accueil.

Il paraît qu’il n’y a pas de public pour cela.

C’est un livre court et sérieux, de propositions.

Il m’a tout de même valu le Nobel d'économie.

Non. J’anticipe. Disons : il me l’aurait valu... s'il avait su percer le brouillard de l'indifférence, si les grands de ce monde avaient eu le goût et le temps d'y jeter un coup d'œil.

Mais ils sont tellement occupés par...

…certains jours on se demande par quoi.

En un moment où il y avait des millions de chômeurs, où les politiques répétaient à l’envi que c’était là leur absolue priorité, où manifestement l’économie avait besoin des idées neuves et saines que je lui apportais, c’était une valeur sûre.

Et, en effet, ce fut parfait.

Un flop parfait, remarquable, mémorable. 164 exemplaires vendus en trois ans !

Et pas une occasion d’en discuter avec qui que ce soit.

Personne, heureusement, ne m’a dit que c’était faux ou sans intérêt, non.

Mais personne, hélas ! ne m’a dit le contraire. Rien !

Et le pauvre monsieur sérieux a essayé de prendre une leçon de modestie.

Il s'est aperçu tristement que ses idées sérieuses ne passaient pas la rampe

Trêve de prétextes. J'ai été recalé, c'est tout.

Oui, mais je puis toujours espérer qu'un jour..., peut être… quand je ne serai plus là, que je ne risquerai plus de déranger quiconque, un étudiant plein d'avenir découvrira, au fond d'une bibliothèque, le trésor caché...

La postérité... Oui. La postérité c'est un bon truc, vous savez !

Cela permet d'espérer jusqu'à son dernier jour. Formidable, non ?

Et même au delà. Quand on prévoit ainsi, à condition, bien sûr, de ne pas hasarder de date, l'espoir peut continuer jusqu'à la fin du monde.

L'appel à la postérité, c'est excellent pour la santé. Cela vous donne une patience...

Et puis cela permet de s'abandonner confortablement à la douceur des illusions, aux délices de la naïveté. C'est féerique et, en plus, c'est gratuit.

Tout beau ! Raconter mes mésaventures avec humour, mais comment ? Plus facile à dire qu'à faire ! Quel humour ? Qu'est ce que l'humour?

Sur ces questions, j'ai lu plein de livres, écouté bien des émissions de télé, dont certaines étaient plus garnies de borborygmes que d'occasions de rire de bon cœur. Et je suis resté sur ma faim.

Que faire ? Chercher.

J'ai essayé. Voulez vous chercher avec moi ?

C'est une occasion d'échanger notre bonne humeur, de retrouver les chères petites histoires familières, d'en découvrir d'autres, d'évoquer des traits d'esprit et de chercher pourquoi nous en rions.

J'ai noté mes réflexions. C'est une manie. J'y ai pris beaucoup de plaisir.

N'en étant plus à une naïveté près, je me suis imaginé que, peut-être, vous pourriez partager ce plaisir, que cela vous aiderait, comme cela m'a aidé, à stimuler votre humour.

C'est précieux, vous savez, l'art d'éveiller le sourire. Cela incite à l'indulgence, à la sympathie. Cela peut ouvrir des portes.

Oui mais, pour y parvenir, il va falloir affronter plusieurs défis, les affronter gaiement. Ils ne sont pas gagnés d’avance.

Le premier ? Montrer contre Bergson, oui, contre Bergson, et contre une idée reçue parmi les humoristes, qu’il y a large place pour un humour qui n’a rien d’amer, de méchant, de laid, un humour qui peut éclairer toutes sortes de disciplines, exprimer la tendresse.

Le second : comment mieux approcher le mécanisme de l’humour ? Pour cela, nous espionnerons les maîtres. Ils sont, croyez moi, de bonne compagnie

Troisième défi : trouver de bons moyens de cultiver l’humour. Comme les choux ? Oui, certes, mais c'est un peu plus compliqué que cela; Il y a pourtant des pistes, des moyens qui fonctionnent.

Mais, nous le verrons, une des composantes irremplaçables de l’humour, c’est la complicité de ceux qui l’accueillent. Puis je compter sur vous ? 

 

Merci, merci, merci !

Avant d’aller plus loin, je veux dire un chaleureux merci à ceux, fort nombreux, qui m’ont offert, et qui, je l’espère, vont vous offrir, une multitude d’occasions de sourire et de nous demander pourquoi nous sourions et comment nous pourrions, nous aussi, mieux manier l’humour.

J’ai emprunté bien des traits à Jeanne Brunet (le livre d’or de l’esprit français), à Jean Paul Lacroix  (H comme humour ; S comme sottise), à Olivier Merlin (Tristan Bernard), à Jules Renard, à Jean Nohain (L’histoire du rire à travers le monde ; Gaffes et gaffeurs), à Carmen Teissier (Les histoires de Marie Chantal), à de nombreux lecteurs de Télé Z, à l’Almanach Vermot de mon enfance.

Je suis sûr de n’en avoir oublié aucun

Oui, je suis sûr… mais du contraire, sûr d’avoir fait preuve d’ingratitude à l’égard de beaucoup d’autres. Pardon !

Mais à travers les uns et les autres, qui ne prétendent que rarement être les auteurs des traits qu’ils racontent, c’est à tous ceux dont l’esprit flotte dans l’air à la ronde et dont on colporte les mots en oubliant ceux qui les ont trouvés que je veux dire un chaleureux merci.

Avec ces emprunts j’espère avoir fait, rassurez vous, autre chose qu’un nouveau recueil de mots d’esprit.

Ces grains empruntés, j’ai tenté de les moudre pour en faire de la farine, du pain, des gâteaux pour nourrir votre…pour nourrir notre humour.

Bon appétit !

 

 

 

II. L’HUMOUR QUE J’AIME

 

J’adore l’humour.

Tous les humours ?

Non. Il en est hélas qui blessent, salissent divisent. Il sert trop souvent de prétexte, de mauvaise excuse, sur la scène et dans la vie, pour être agressif, grossier, destructeur, bête ou méchant, « bête et méchant ».

Le cinéaste Claude Zidi avait donné à ses sous doués un remarquable sujet de dissertation : Se rapproche-t-on des autres quand on rit ? Hélas, les pauvres sous doués nous ont laissé sur notre faim.

Et c’est vraiment l’humour que j’aime, celui qui rapproche des autres, celui qui éclaire, qui aide à vivre .

Je n’ai rien compris puis que c’est Bergson qui fait autorité en ce domaine. Le grand classique de la théorie du comique, au moins en France, c’est son livre « Le rire »

La conclusion n’en est pas gaie. Le rire, pour lui est une correction. Fait pour châtier, il doit donner à la personne qui en est l’objet une impression pénible il e pour rôle « d’intimider en humiliant… » La nature a laissé en effet dans les meilleurs d’entre les hommes un petit fond de méchanceté ou au moins de malice ». « Le mouvement de détente n’est qu’un prélude au rire. Le rieur rentre tout de suite en soi, s’affirme plus ou moins orgueilleusement lui même, et tendrait à considérer la personne d’autrui comme une marionnette dont il tire les ficelles. »

Permettez moi, grand philosophe que j’admire, de vous contrer comme on a droit, au bridge, de contrer ses amis les plus chers et les plus brillants champions. Vous n’avez analysé qu’une sorte de rire. Il m’amuse parfois et même, je le confesse, assez souvent, mais il me heurte plus souvent encore et je ne l’aime pas.

Vous aviez entrepris de démonter le mécanisme du rire parce qu’il se situe, comme la mémoire, à la frontière entre le corps et l’âme. Je m’étais promis de bien m’amuser en vous lisant. Hélas, elle n’a rien de drôle, elle est sinistre, votre dissertation.

Et je vous soupçonne, vous qui, dans d’autres domaines, nous avez tant éclairé, d’être un peu responsable, bien malgré vous, du déferlement de l’ « humour » amer, caustique, dévastateur, de l’ « humour » qui salit, déprécie et dégrade.

M’en prendre à Bergson ? Je ne vais tout de même pas avoir l’aplomb de prétendre qu’il a tort et que moi, j’ai raison !

Non. Je n’oserai pas.

Et puis oui, j’ose.

Une nuance, d’abord. Bergson parle du rire et moi de l’humour. Pas par anglomanie, vous pensez ! La différence ? Le rire est une réaction spontanée et l’on peut soutenir qu’à l’origine, il était la sanction d’une faute commise par autrui. Ce n’est pas mon approche mais…

L’humour, c’est l’art de provoquer le rire ou le sourire. C’est un jeu de l’esprit. Entre les deux, pas de frontière nette mais plus qu’une nuance.

L’humour est le seul terme qui unit rire et sourire. C’est important .

L’humour peut nous faire rire ou sourire d’une erreur simulée, volontaire, d’une « erreur pour rire ». Une dose de mépris ou d’amertume peut y trouver place mais souvent aussi – et c’est essentiel pour notre propos – il ne relève que d’une sympathique gaîté.

C’est évident pour tout le monde.

Eh bien non. Ce n’est pas l’avis de beaucoup d’humoristes qui se réclament souvent de Bergson.

Quand Raymond Queneau définit l’humour comme un moyen de « décaper les grands sentiments de leur connerie, » quand Breton y voyait une « révolte supérieure de l’esprit » , quand Taine prétend que l’humoriste est un homme rarement bienveillant et jamais heureux, ils sont tout aussi pessimistes et, puis je avoir le toupet de l’affirmer ? ils se fourvoient eux aussi.

Les idées de Bergson font autorité parmi les nombreux humoristes qui proclament qu’on ne fait pas rire avec le bonheur mais avec le malheur, pas avec le beau, mais avec le laid.

Raymond Devos ne se prive pas de le plaisanter. Il raconte que, lors d’une représentation, il n’y avait presque personne. « J’entre avec ma valise. Je glisse… et je m’étale de tout mon long. P as un rire !… Sauf celui de Bergson qui était dans la salle. Ah ! le rire de Bergson. Celui qui n’a pas entendu Bergson rire ne sait pas ce que c’est que le rire.

Le spectacle terminé, je sors et me reflanque par terre. Pas un rire sauf…celui de Bergson. Je rentre dans ma loge. On frappe à la porte. C’était Bergson qui me dit : « Save vous pourquoi n’ont pas ri lorsque vous êtes tombé. Parce qu’ils n’ont pas lu mon bouquin… » Et le lendemain, il y avait dans la salle 800 Bergson qui avaient tous lu le bouquin et qui riaient quand il tombait. (Le Figaro 10.10 1991)

Cela n’empêchait pas Devos, la veille à la télévision, de se référer à Bergson. « Le rire, pour lui, c’est une dégradation de valeur » Pour que ce soit drôle, il faut, selon Devos, s’attaquer aux valeurs qui résistent.

 Dans l’humour, affirmait Jacques Hugelin, « il y a une attaque. Sinon, on ne rirait pas »

L’imagination luxuriante de Sim lui fait imaginer toutes les mésaventures, maladresses, accidents, gaffes de la vie qui font la drôlerie d’un récit. Son approche, à lui aussi, est pessimiste. « Il n’y a que le malheur qui fait rire les gens, disait-il à la télévision. Le bonheur n’a jamais fait rire personne. Un marié sort de la mairie avec une fille magnifique. Ils seront heureux et auront de beaux enfants : ce n’est pas drôle. Mais un couple laid, mal assorti, avec une grosse dondon, qui s’éclabousse dans une flaque d’eau et s’étale : on rit. »

Un vieux film de Pagnol en noir et blanc est ressorti pour meubler une soirée d’été. Dans «Le schpountz » Irénée – Fernandel est un jeune naïf persuadé d’avoir « un don » pour le cinéma. Après des mésaventures rocambolesques, il parvient à figurer dans un film, mais le franc succès qu’il y remporte n’est pas celui qu’il escomptait. Il voulait émouvoir. Malgré lui, il fait rire. Françoise, celle qu’il aime, lui fait découvrir qu’en acceptant de paraître ridicule, empoté, sot, en s’avilissant, en se dégradant,, il aide à vivre les enfants et les pauvres gens inquiets. Il leur offre l’occasion de se sentir supérieurs à quelqu’un. J’ai cité de mémoire, mais la scène est remarquable.

Roussin, un virtuose du théâtre comique, allait dans le même sens quand il écrivait, dans « Mesdames, mesdemoiselles, messieurs » : Plus le spectateur a conscience de sa supériorité sur ceux qu’il regarde et qu’il écoute, et plus il s’amuse.

Après avoir écouté tant de maîtres, vais je me résigner à considérer que l’amertume, la méchanceté, l’infériorisation d’autrui sont indispensables à l’humour? Je ne puis. Je sens qu’ils se trompent.

Si l’humour reste un mystère, si, à côté de quelques remarquables réussites, nos humoristes professionnels nous offrent tant de pauvretés qui nous mettent mal à l’aise sans nous amuser, n’est ce pas que quelque chose cloche dans les « idées reçues » ? Ceux à qui j’en ai parlé sentent bien, comme moi, qu’il existe de vastes domaines dans lesquels l’humour n’abaisse personne, ne comporte ni domination, ni mépris .

N’y aurait-il pas un léger contresens ? un détail qui change tout ? Si Roussin avait dit : «  plus le spectateur se sent capable de rectifier les erreurs que commettent, par jeu ou par situation, ceux qu’il regarde et plus il s’amuse », j’aurais été d’accord. Dans la première version, le spectateur méprise plus ou moins. Dans la seconde, il entre dans le jeu et rit de bon cœur.

La preuve ? c’est que le public applaudit les comiques, les clowns, les Fernandel, les Roussin. On n’applaudit pas les imbéciles ceux qu’on méprise, qu’on sent inférieur à soi. On ne recherche pas leur compagnie. On ne paie pas pour aller les entendre.

«  Crois tu que Charlie Chaplin soit inférieur à nous tous ? », demandait Françoise à Irénée, le schpountz.

Le plaisir de rire n’est pas de se croire supérieur à celui qui s’égare, mais de se sentir capable de comprendre ce qui n’est pas dit, de rectifier l’erreur qui nous est proposée, de deviner, par une complicité sympathique, au delà de ce qui est dit, ce que l’autre exprime sans le dire.

Pas convaincu ? c’est normal. Avant de réfléchir sur les mécanismes qui commandent l’humour, vous voulez des exemples d’humour qui ne soit ni amer, ni au détriment des autres, d’humour qui exprime ou aide à comprendre des propos qui vous intéressent ? Vous avez raison et je tiens le pari.

Ma gageure, ce que je voudrais montrer et prouver par des exemples, c’est que contrairement à l’idée reçue qu’il faut être bête, méchant, amer ou inconvenant pour avoir de l’esprit, il existe un très vaste domaine où règne l’humour vraiment gai, sans amertume.

C’est un moyen d’expression prodigieux, ami de l’intelligence, de la mémoire, de l’efficacité, de la beauté, de la tendresse, de la vitalité, une incomparable source de bonheur.

Je promets beaucoup. Cela, c’est facile. Tenir l’est moins . Où vais je situer ce royaume des fées où le rire apprend à réfléchir, à aimer, à vivre ? Je me suis lancé un audacieux défi !

Dans ce chapitre, j’essayerai de prouver par des exemples qu’aucune Carabosse n’a lié sans remède le rire à la méchanceté, à l’agressivité, à la grossièreté, qu’il est une approche d’une incomparable richesse

Marier l’humour à la philosophie ? Pourquoi pas?

Voici donc, pour que vous puissiez juger sur pièces, des exemples d’humour, glanés ici ou là, qui, tels un rayon de soleil, éclairent des domaines aussi sévères et parfois sombres que la philosophie,, la politique, l’économie, la psychologie, la tendresse, l’amour, tout un art de vivre.

Remplacer la philosophie par l’humour ? Galéjade !

Méfiez vous des promesses. Celui qui les reçoit les suppose plus larges que ce qu’offre son partenaire. Je n’ai pas promis de tout exprimer, de tout faire découvrir, de tout remplacer par l’humour. Je prétends seulement qu’en de multiples domaines, et la philosophie ne fait pas exception,, il peut gaiement éclairer, illuminer parfois, des aspects essentiels d’un propos, ranimer des évidences oubliées, combattre l’obscurité, raviver la pensée.

Confucius en usait pour éclairer sa philosophie. Hong Tseu, disciple de son petit fils, passait pour le mentor des empereurs. « Si l’un de vos sujets, dit-il un jour à l’un ses élèves ? – Je le renverrais. – Et si l’Etat tout entier était négligé ?… » Alors, le roi se tourna vers ses compagnons et l’on se mit à parler d’autre chose.

« En Chine, toujours, le rire se mêle à la philosophie, à moins que ce ne soit le contraire », nous dit Jean Nohain.

Si Socrate est le père de la philosophie, n’est ce pas, en partie, à cause de son humour ? « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien ». Littéralement, c’est absurde, contradictoire, et pourtant… N’est ce pas à l’aide de sa célèbre ironie qu’il guidait ses disciples et les obligeait à penser ?

L’humour de ses prédécesseurs, les sophistes, n’était-il pas meilleur encore ? Qui sait ? Nous ne connaissons leurs écrits que par les citations de leurs adversaires. Leurs idées sont amusantes et font réfléchir à la fragilité de certaines affirmation..

En toutes choses, il y a deux discours qui se contredisent, affirmait Protagoras. Peut-on sans sourire, soutenir deux thèses contradictoires ? Quand il nous montre que les géomètres ne peuvent se passer de l’idée qu’une tangente ne touche le cercle qu’en un seul point alors que, sur les figures qu’ils tracent, ou bien elle ne le touche pas, ou bien elle le touche en plus d’un point…Même en mathématique, la vérité est relative.

Irréfutable, le raisonnement de Zénon d’Elée : Jamais Achille ne rattrapera la tortue. Pendant qu’il aura parcoura la distance qui le sépare du point où elle était au moment A, elle aura progressé et se trouvera en B ? Le temps qu’il atteigne B, elle sera en C, et ainsi de suite jusqu’à l’infini.

Magicien du verbe, capable de rendre convaincant l’éloge d’Hélène, l’adultère, et de Palamède, le général félon, Gorgias tient les idées pour un jeu et le temps pour une suite de moments qui ont chacun leur vérité.

Ce n’est pas sérieux ! Ils ont bien mérité leur réputation, les sophistes. Jouaient-ils ? Etaient-ils profondément sceptiques ou sainement critiques, conscients des limites du savoir qu’on leur proposait ? Entre l’art de prendre gaiement du recul, de s’assurer de la solidité des idées proposées, et la capacité de distinguer le vrai du faux, l’équilibre n’est-il pas difficile ?

Avait-il de l’esprit ce Buridan qu’un âne a immortalisé ? Ou n’étaient ce pas ses contradicteurs qui en avaient plus que lui ? Ce philosophe scolastique, qui fut recteur de l’université de Paris, prétendait que le choix ne peut se porter que sur ce qui semble le meilleur. Il ne croyait guère à la liberté humaine. Dans ses écrits, on ne trouve pas trace du fameux âne qui se serait laissé mourir entre un boisseau d’avoine et un seau d’eau, exactement aussi attirants l’un que l’autre, faute de pouvoir choisir par lequel il commencerait. N’était ce pas une bonne image pour suggérer par l’absurde que l’âne, c’était Buridan ?

Avait-il de l’humour ce Pic de la Mirandole qui pouvait disserter sur tout ce qu’il est possible de savoir et sur quelques autres choses encore…et qui mourut à 31 ans empoisonné par son secrétaire ?

Les philosophes se font un devoir d’analyser la méthode des sciences. L’humour y joue-t-il un rôle ? Non, bien sûr répondront avec indignation les gens sérieux, s’ils daignent répondre à cette question saugrenue.

Et pourtant…

N’est ce pas de l’humour qu’un paradoxe manifestement faux et pourtant démontré de façon rigoureuse ? En mathématiques, celui de la théorie des ensembles s’est révélé fécond. En physiologie, on cite le paradoxe de Weber, en physique, le paradoxe hydrostatique, pour la mécanique, le paradoxe de Ferguson… Ne me demandez pas de préciser. Merci.

Vers 1922, des normaliens en mal de canular ont convié leurs bizuths, m’a-t-on raconté, à suivre les cours du célèbre professeur Holmgren, de réputation mondiale, qui poussait l’abstraction jusqu’à l’absurde.

Pour ces jeunes qui avaient une culture mathématique, il fallait que l’absurde fut vraisemblable, de sorte que les mystificateurs ont débouché sur des recherches fort intéressantes qu’ils ont publié sous le pseudonyme de Nicolas Bourbaki.

Des pontes qui n’avaient pas plus le sens de l’humour que celui de la psychologie en imposèrent, trente ans après, l’étude aux gamins du primaire sous le nom de mathématiques modernes. Ce canular n’en avait pas moins ouvert des perspectives.

Ces pieds de nez au bon sens, à la raison raisonnante, n’est ce pas de l’humour ? N’obligent-ils pas à se remettre en cause, à reformuler, à découvrir ?

Que pensez vous de cette devinette que ma grand mère répétait inlassablement dans ses exercices de calligraphie ? Ne pourrait-elle pas égayer l’introduction d’un traité de métaphysique ? « Dieu ne le voit jamais . L’empereur, rarement, mais chaque jour le voit le simple paysan. Qui est ce ? »

Allez ! Cherchez ! Interrogez vous sur le mystère de Dieu. Vous trouverez la réponse, en note, en tournant la page.

Oui, la pensée et l’humour peuvent faire bon ménage

Faire tenir en un chapitre tout l’humour de toutes les sciences, ce serait bien, non ? Oui, mais… Avec les exemples qui me sont tombés sous la main, j’ai tenté de montrer que l’humour éclaire ou pourrait éclairer, sans méchanceté, sans aigreur, toutes sortes de sujets et je n’en demande pas davantage.

Ah ! si les philosophes et les savants cessaient de mettre leur point d’honneur à être solennels et ennuyeux, si le mot « sérieux » cessait d’usurper des qualités dont il n’a pas le monopole, de discréditer l’humour, notre monde pourrait être plus gai sans être moins efficace.

Hélas, quand on feuillette le trombinoscope des géants de la philosophie depuis Socrate, on n’en trouve guère qui nous aient légué de quoi sourire.

…et avec la politique?

L’humour tient plus de place dans le débat politique. Mais là, je donne des verges pour me fouetter. On ne trouve en politique qu’un humour féroce, un humour de combat.

On le dit, mais on y trouve aussi, je le prétends, un humour qui, sans attaquer les hommes, pose de vrais problèmes, suggère de vraie réponses ou incite à les chercher.

Des exemples ?

Un conseil des ministres de l’agriculture, à Bruxelles, s’enlisait dans des arguties. Madame le ministre danois s’est mise à tricoter…

Certaines histoires valent éditorial.

Dans un autobus chilien au temps de la dictature, un voyageur demande à son voisin : « Connaissez vous le général Pinochet ? – Non. – Ou quelqu’un de sa famille ? – Non. – ou l’un de ses ministres ? – Non. –Dans ce cas, veuillez cesser de me marcher sur les pieds. »

En Roumanie sous la botte communiste, un paysan parlait au dictateur des difficultés de sa vie. Ceucescu avait gentiment explique : « Ce n’est pas facile, camarade. Tiens, par exemple,, les gens ont envie de beaucoup plus de viande qu’il n’y en a. Que ferais tu à ma place ? – Simple. Je fermerais la frontière à l’est. – Prends un autre exemple, poursuit le dictateur, gêné. Il faudrait beaucoup plus de logements que nous n’en avons. Que ferais tu ? – Simple, répond le paysan. J’ouvrirais la frontière à l’ouest. Derrière des réponses banales, toute une autre politique.

Un Polonais disait : « Chez nous, c’est exactement comme aux Etats unis. On peut tout avoir avec des dollars et rien avec des zlotys »

Exactement comme… Vraiment ?…

Note (1) Dieu ne voit jamais son semblable

Et encore. Un petit lapin se présente à la frontière de l’U.R.S.S.. «  Pourquoi veux tu t’en aller, Petit lapin ? – Parce qu’ils ont décidé d’exterminer tous les gros loups ? – Mais tu n’es pas un gros loup. Tu n’es qu’un petit lapin ? – Bien sûr, répondit celui ci avec un soupir, Mais comment le prouver ? »

Et se profile soudain l’impuissance de chacun d’entre nous en face d’une police toute puissante.

En un moment où l’on célébrait le bicentenaire de la Révolution et où les communistes s’agitaient pour faire réintégrer les meneurs d’une grève violente, Plantu, dans un dessin du Monde, montrait les grévistes présentant leur version des Droits de l’homme

 I On a le droit de séquestrer les suspects (patrons, cadres…)

II On a le droit de cogner les gardes nationaux (flics, C.R.S.)

III On a le doit de saccager l’outil de travail

IV On n’a le droit de licencier que dans les journaux communistes.

Un condisciple de l’Ecole de journalisme de Lille a intitulé son mémoire de fin d’études : « Les éditoriaux de Jacques Faizant » Le mot a fait fortune

Le jour où Pompidou, à Rome, avait dit à des journalistes : « J’aurai, peut-être, un jour, un destin national », tout le monde a cru qu’il l’avait fait en accord avec de Gaulle. Le lendemain, Faizant montrait de Gaulle - Napoléon, présentant le petit Pompidou dans son berceau : « Messieurs, voici le roi de Rome »

Mais de Gaulle protesta. Il n’avait donné de mandat à personne. Le lendemain, Faizant représentait Pompidou, un peu grandi. Il s’était coiffé du chapeau de Napoléon qui tonnait : « Veux tu rendre le chapeau à papa ! Tout de suite ! »

Philippe Simonie a publié dans « Politis » un article d’anticipation. Le gouvernement, affirmait-il, avait pris un décret. Article I : « Le chômage est aboli .Toute personne sans emploi est désormais nommé « homme ou femme libre » »

Tous les ex-chômeurs auraient droit non seulement à un revenu équivalent au salaire minimum, mais à la gratuité des journaux, livres, cinémas, théâtres, activités culturelles et sportives. Un « Conseil supérieur de l’Etat » serait élu par les seuls « citoyens libres » parmi lesquels seraient choisis tous les ministres.

L’ensemble devrait coûter 200 milliards de francs qui seraient couverts par l’accélération de la croissance et le progrès du bénéfice des entreprises. En effet, quitte à payer les gens à ne rien faire, mieux vaut le faire hors de l’entreprise ou de l’administration… » 

En sourire n’empêche pas d’y réfléchir… ceux qui ne se contentent pas de hausser les épaules en bougonnant.

L’humour m’a réconcilié avec Edouard Balladur quand, ministre des finances, sa forme de libéralisme m’agaçait.

« Nous n’avons trouvé personne qui dise du mal de vous, lui disait un jour à la TV, Pierre-Luc Séguillon – Il fallait me demander, voyons ! »

Et plus tard : « Vous plaisantez, monsieur le Ministre ? – Oh, à peine… »

Et encore : « Vous avez dit au Conseil des ministres… - Comment le savez vous ? demande Balladur. – Je fais comme vous, je lis les gazettes. – Eh bien moi, je ne fais pas comme vous. Je ne parle pas de ce qui se dit au Conseil des ministres »

En 1993, on attendait qu’il soit appelé à l’Elysée pour devenir premier ministre. Quand il quitta le boulevard St Germain en direction de l’Elysée, les journalistes le suivirent. Juste avant, il bifurqua pour aller, au Grand palais, visiter l’exposition consacrée au pharaon Aménophis III !

Ce n’est pas sérieux mais cet humour piquant sans l’ombre d’une méchanceté a changé pour moi l’image de son auteur.

Une image bien choisie peut valoir plaidoyer. On critiquait la trop grande souplesse des convictions d’Edgar Faure. Il répondait : « Ce n’est pas la girouette qui change, c’est le vent »

De Gaulle fut un virtuose de l’humour. Nous avons ri de bon cœur à ses conférences de presse, quand il disait, par exemple :  « Vous me direz : « vous faites de la politique. » Vous ne croyez tout de même pas que De Gaulle s’est fait élire président de la République pour inaugurer les chrysanthèmes ! »

Quand, en mai 68, il disait : « On veut empêcher les travailleurs de travailler, les étudiants d’étudier », il jouait sur les mots, mais avec quelle efficacité !

Est-il exact qu’à un ambassadeur soviétique venu proférer des menaces de guerre s’il ne cédait pas, il aurait répondu : « Eh bien, nous mourrons ensemble, Monsieur l’ambassadeur ». Sublime.

Est ce de l’humour ? L’heure était trop tragique, mais le péril passé, n’avez vous pas souri ?

Alexandre Vialatte parlait du syndrome du restaurant Picard. « N’ayons pas d’illusions. Le lundi, c’est le poireau vinaigrette. Le mardi, la terrine du chef. Le mercredi, le céleri rémoulade, etc. Alors, un jour, on préfère la guerre. » Cette absurdité, citée par F.O. Giesbert dans « Le Président » n’éclaire-t-elle pas bien des drames incompréhensibles, en politique et dans la vie ?

Est ce de l’humour ce mot d’Aragon : « La paix, comme la lumière, n’a pas de prix…à condition de ne pas la payer de ses deux yeux crevés »

L’économie gaie ? Mais oui !

Il y a quand même un secteur avec lequel nous ne plaisanterons pas, c’est le mien, l’économie. Est ce qu’on peut plaisanter avec le vôtre ? Non, n’est ce pas. On peur rire sur le terrain des autres, pas sur le nôtre. C’est bien connu.

Eh bien, soyez surpris, mais l’humour est fort utile en économie et en éclaire bien des domaines

Est-il sérieux, J.K. Galbraith, quand il écrit, dans « L’ère de l’opulence » : « Toute augmentation de la production n’est pas bonne. Plus de cigarettes causent plus de cancers ; plus d’alcool, plus de cirrhoses ; plus d’automobiles, plus d’accidents, d’infirmes, de morts, de gâchis pour l’environnement et la pollution… Ce qu’on appelle habituellement un niveau de vie élevé consiste à s’éviter toute dépense d’énergie musculaire, à accroître les plaisir des sens et à engloutir trop de calories. J’aspire pour l’homme à de choix différents »

N’éclaire-t-il pas ainsi la relativité des théories économiques ? Discutant la façon dont les statisticiens mesurent la croissance, un professeur remarquait : « Si j’épouse ma bonne, je diminue le produit national ».

Des histoires illustrent les limites de la statistique. Il paraît que la tête dans un four et les pieds dans un réfrigérateur, statistiquement et en moyenne, on est très bien !

Plus coquine, cette observation : « La statistique est comme un bikini. Ce qu’elle montre est intéressant, mais moins que ce qu’elle cache. »

Plus triste est l’histoire du pauvre statisticien que s’est noyé en traversant une rivière d’une profondeur moyenne de un mètre.

Plus profonde, cette remarque qui, m’a-t-on dit, vient de Bernanos. Les statistiques sont comme les personnes de leur sexe. Elles tombent en pâmoison dès qu’on mes presse un peu

« Pour les statistiques, cela doit être vrai », commentait une dame.

« Ici, on ne gagne rien, mais c’est sûr », disent des salariés. « Nous perdons sur chaque vente mais nous nous rattrapons sur la quantité, affirment des commerçants. « La stabilité de l’emploi dans cette entreprise est remarquable, aurait dit un patron. Nous avons des balayeurs qui le sont depuis trente ans. »

A la bourse, au plus fort de l’inflation, on disait : « Avec les actions, on risque de se ruiner, mais avec les obligations, on en est sûr ! » Après des transactions plus ou moins réussies, certains se consolent en soupirant : « Seul Dieu le Père achète au plus bas et vend au plus haut ».

Plaisanteries, certes, mais qui expriment fort bien des vérités.

Un grand patron faisait visiter à Walter Reuther une usine ultra moderne. « Remarquez, observa-t-il, qu’aucune de ces machines ne cotise au syndicat de l’automobile. – Vrai, répondit le syndicaliste, mais aucune de ces machines n’achètera une seule automobile. »

Quel est le génial humoriste qui a dit : « Les poubelles de l’histoire sont pleines de courbes prolongées » ? Une leçon que devraient méditer bien des économètres.

La balance commerciale ? Frédéric Bastiat racontait l’histoire du commerçant qui partait pour l’Angleterre avec une cargaison de peu de valeur, la négociait habilement et revenait avec des marchandises valant beaucoup plus. Catastrophe pour la balance commerciale : on a peu exporté et beaucoup importé. Au contraire, un autre est parti avec une cargaison de grande valeur, a fait naufrage et est revenu sans rien. Excellente balance : beaucoup d’exportations et pas d’importations.

Doux provincial à l’allure de paysan, Bastiat devint célèbre du jour au lendemain pour une article spirituel sur le libre échange envoyé à un journal parisien.

Ses « Paradoxes économiques » sont pleins à la fois d’humour et de bon sens. Sa pétition des marchands de chandelles, lampes, chandeliers, réverbères, moucheurs, extincteurs et producteurs d’huile, de suif, de résine d’alcool etc. est un chef d’œuvre.

«Nous souffrons de la concurrence intolérable d’un concurrent étranger, placé, à ce qu’il paraît, dans une position supérieure à la nôtre pour la production de la lumière et qui inonde absolument le marché national à un prix fabuleusement bas… Ce rival n’est autre que le soleil ».  Et ils demandent qu’une loi ordonne de fermer toutes les fenêtres, lucarnes, vasistas, volets, rideaux, stores, hublots…ouvertures, fentes et fissures… » 

Bastiat propose aussi, pour développer le travail national, d’interdire l’usage de toutes poutres, chevrons ou autres que ceux produits et taillés avec des hachettes émoussées….

Et retenez cet aphorisme : « Tout le monde veut vivre aux dépens de l’Etat alors que c’est l’Etat qui vit aux dépens de tout le monde. »

Les difficultés de l’épargne ? « Pourquoi voulez vous que je donne mon argent à ce monsieur qui me promet trois francs dans un an alors que je puis si délicieusement en dépenser cent tout de suite ? », demandait Alfred Capus.

Quand Parmentier faisait garder par des soldats débonnaires le champ de pommes de terres dont il voulait faire découvrir la valeur, n’était ce pas miser sur l’humour ?

Curieusement, l’humour attire de nombreux économistes. J’ai cité Galbraith. Alfred Sauvy lui a consacré plusieurs ouvrages.

Jean Fourastié a écrit « Le rire, suite » pour prolonger le livre de Bergson et Georges Elgozy, « De l’humour ». Ces deux livres n’ont pas dû avoir le retentissement qu’ils méritaient : je connaissais leurs auteurs et n’ai découvert ces ouvrages qu’en lisant leur notice nécrologique.

Fourastié est très documenté mais disserte un peu trop. J’ai pu lire avec plaisir le livre d’Elgozy un jour où, en trois heures, je devais absorber quatre litres de purge. Une référence, non ?

Le créateur d’une grande entreprise, l’Alsthom, Auguste Detoeuf, est l’auteur des « Propos de M.Barenton, confiseur », dont il faudrait citer bien des pages. Polytechnicien, il y parle avec émotion de « cette école où l’on n’entre qu’une fois et dont on sort toute sa vie ». Bien sûr, disait-il à peu près, le conseil d’administration est l’antichambre du cimetière, mais elle est si bien chauffée…

Et que d’axiomes à méditer, tel : « Ce n’est pas au pied du mur qu’on voit le maçon, c’est tout en haut »

Stephen Butler Leacock, que Pierre Daninos tient pour l’un des meilleurs humoristes du monde avec ses « Sunshine sketches of a little town » (1912) était professeur d’économie à l’université de Montréal.

Un ministre spécialisé dans les affaires économiques, Robert Buron, quand on maudissait la spéculation, demandait le nom du premier spéculateur connu de l’histoire. C’est, dans la Bible, Joseph, avec ses vaches grasses et ses vaches maigres. Eclairant.

Je me suis demandé si Joseph y avait fait fortune. Le chapitre 47 de la Genèse nous dit qu’il avait acheté, pour le compte de Pharaon, tous les bestiaux et toutes les terres d’Egypte. Il n’avait pas dû vendre le blé au prix coûtant.

Lors d’une réunion du fonds monétaire international à Copenhague, la Banque du Danemark avait présenté avec humour l’économie de son pays.

Au Xe et Xie siècles, disait-elle, les viking ont eu du bon temps. Ils faisaient la loi, volaient, violaient et cognaient de la Grande Bretagne et de la Normandie à la Russie. Finalement, on les pria « to go home » et la plupart d’entre eux le firent.

Le déficit de notre balance des paiements, expliquait notamment la banque du Danemark, nous a valu une grande notoriété chez les prêteurs internationaux. Nos avons pour cela, deux bommes raisons…mais nous avons surtout quantité de mauvaises raisons…

Bien illustré, c’était fort plaisant.

Un ensemblier d’Armentières, Antoine Debosque, est l’auteur de cette déclaration enthousiaste d’un plombier zingueur, petit fils du tambour de ville qu’avait soigné le Dr Knock pour une maladie qu’il n’avait pas, et qui s’en était fort bien remis.

« Il y a dans un appartement, lui disait son père,, expert comptable, deux baignoires, un chauffe bain, un évier, 14 robinets, un bidet, 46 coudes et 83 mètres de tubes pour 2 ou 3 paires d’amygdales. Or, pour 600 étudiants en médecine, 300 en pharmacie 150 en dentisterie, il y a 20 futurs boulangers, 17 futurs charcutiers et 10 futurs plombiers. Il y a de beaux jours pour les plombiers zingueurs ?… »

« Mon père savait compter

« En 1975, on a cessé de nous demander des rabais, des délais. En 85, on s’est mis à ajouter à nos notes de petites gratifications, à nous envoyer des cadeaux de fin d’année. Les architectes se sont mis à offrir une part de leurs honoraires pour l’honneur de nous voir travailler sur leurs chantiers. Tandis que les médecins se disputaient de plus en plus la clientèle, notre profession était de plus en plus considérée, ce qui n’allait pas sans satisfactions financières… »

N’est ce pas, spirituellement, poser un vrai problème, très méconnu ces temps ci : la nécessité d’une répartition réaliste des fonctions et compétences ?

« Les experts, disait Coluche, tu leur confierais le Sahara, cinq ans après, il faudrait acheter du sable. » Méchant ? Ce n’est que drôle, mais comment mieux dire que toutes les formes d’intelligence ont leurs limites ?

Ecoutez donc l’illustre Keynes : « Si le ministère des finances remplissait de vieilles bouteilles avec des billets de banque, les enterrait à profondeur convenable dans des mines de charbon désaffectées qu’on remplirait d’ordures ménagères et s’il laissait les entreprises privées, selon les principes établis du laisser faire, retrouver les billets, il n’y aurait pas de chômage et les répercussions seraient telles que le revenu réel de la communauté serait sans doute plus élevé qu’il ne l’est actuellement. Il serait certainement plus raisonnable de construire des maisons ou quelque chose d’analogue mais, si ceci se heurtait à des difficultés pratiques, on pourrait toujours recourir au moyen cité ci dessus et ce serait toujours mieux que rien. »

Absurde ? Bien sûr, mais dans quelle mesure et pourquoi ? Ce paradoxe donne à penser sur le rôle d’un objectif dans la vie économique, sur l’inflation, sur la doctrine keynésienne.

Faut-il en conclure que deux économistes ne peuvent se regarder sans rire ? Je n’irai pas jusque là…quoique…quoique…

Non. Ne me brouillez pas avec mes confrères ! Permettez moi de dire seulement qu’ayant une matière difficile à expliquer, certains ont pu se faire comprendre mieux que d’autres grâce à la puissance de l’humour.

Le dire, c’est bien. L’exprimer, c’est mieux

Ne me dites pas qu’en toutes sortes de domaines, pour exprimer fortement ce qu’on veut dire, l’humour peut être un excellent outil. Ne confondez pas vos désirs avec les réalités. L’humour brouille les cartes, parle d’autre chose que le sujet. Allez vous y reconnaître !…

Accueillir, deviner l’humour n’est peut être pas à la portée de tout le monde, mais, notamment, quand on veut susciter l’intérêt comme le font les conteurs ou les poètes, quand on veut réveiller un auditoire, quand on veut faire sentir les finesses et les complexités de l’âme humaine, il est fort utile. Nul besoin, pour cela, d’être méchant ou ravageur.

La préface des « Règles d’or de M. Parkinson » est un chef d’œuvre.

« Pour les très jeunes gens, pour les professeurs comme pour les auteurs de manuels de droit constitutionnel et d’économie politique, le monde est un ensemble plus ou moins rationnel. Ils imaginent l’élection des représentants librement choisis parmi ceux qui ont la confiance du peuple…le processus par lequel les meilleurs et les plus sages deviennent ministres…les capitaines d’industrie librement choisis par les actionnaires, occupés à désigner, pour les postes de commandement, ceux qui ont fait leurs preuves à des échelons plus modestes…

Il est donc salutaire de souligner de temps en temps le danger de pareilles opinions… Dieu me garde d’interdire ces livres aux étudiants… sous réserve qu’ils soient considérés comme des œuvres d’imagination pure, à placer entre les romans de Wells et ceux de la comtesse de Ségur… »

Et nous voilà prêts à accueillir avec une curiosité amusée et beaucoup d’intérêt les célèbres  « Lois de Parkinson »

Exprimer une idée avec humour ?

J’adore l’esprit du dessinateur Konk qui, ayant à illustrer un article sur le nombre croissant de ceux qui préfèrent le célibat , évoquait, avec quelque traits étonnamment simples et efficaces, Venise et ses gondoles…peuplées de solitaires. Tout est dit.

L’humour peut donner un relief singulier à une scène banale.

« L’homme me tenait par les pieds et me secouait comme un sac de pommes de terre que l’on a vidé de ses dernières poussières. Je n’ai plus aucun souvenir de la gifle que j’ai reçue ni des paroles de la grosse femme qui essorait une serviette au dessus d’une cuvette en faïence. L’état dans lequel je me trouvais ne me permettait pas de faire des comparaisons avec des personnages existant ou ayant existé. On m’a tout raconté après.

J’ai commencé par voir le monde à l’envers. « Il faut le faire crier » hurla la femme. La dernière claque débloqua mon système respiratoire. Il paraît que j’ ai poussé un cri déchirant qui a rassuré tout le monde et la dame a mis ses lunettes pour dire : « C’est un garçon». Afin d’arroser la bonne nouvelle, ma vessie a fonctionné pour la première fois sur le pantalon du docteur. »

Ce récit autobiographique de la naissance de Sim ouvre son premier livre : « Elle est chouette, ma gueule ! »

Comment ne pas aimer l’art des conteurs pleins d’humour tels que le Maupassant du Pé Toine, le Daudet des trois messes de minuit, le Pagnol des souvenirs d’enfance ? Ils savent faire vivre le détail plus ou moins incongru qui, placé au bon endroit, fait sourire et donne du relief.

Chefs d’œuvres longuement médités ? Pas toujours. Pagnol racontait cette leçon de Vincent Scotto, l’auteur de « Sous les ponts de Paris… », de « Si tu veux fair’ mon bonheur… » de « Rosalie, elle est partie… » de « Ah, qu’il était beau mon village… », de « Paris, c’est une blonde… »

« Surtout,  ne travaille jamais en pensant au chef d’œuvre. C’est le meilleur moyen de le rater. J’ai composé plus de 4.000 chansons. Il y en a 3.000 qui ne valent à peu près rien. On ne les a pas sifflées et même, parfois, on les a applaudies, le samedi soir, en banlieue. Il y en a au moins 500 qui ont eu leur petit succès. Un an plus tard, on n’en parlait plus. Ensuite, il y en a 450 qui ont réussi. On les a chantées au coin des rues. Finalement, il en reste une cinquantaine qui a fait le tour du monde. Sur la cinquantaine, il y en a six, peut être sept que tout le monde connaît. Les peintres les chantent au bout de l’échelle et les amoureux du dimanche au bord de la Marne. Et tous ces gens là, tu m’entends, tous ces gens là, ne savent pas que c’est moi qui les ai faites du bout des doigts sur ma vieille guitare. Elles m’ont échappé comme les filles se marient. Peut être dans cent ans, on en chantera encore trois ou quatre et les gens diront : « Oh vous savez, c’est vieux. C’est du foclore »

Est ce de l’humour ? Bien sûr, mais à peine, tant c’est la vérité toute simple transposée en fausse statistique, transfigurée par l’image de la jeune mariée avec le piquant naïf de l’ignorance des chanteurs. Bel exemple de l’art d’exprimer gaiement une vérité profonde .

L’un de mes condisciples, Bernard Alexandre, qui fut longuement curé d’un village du pays de Caux et devint soudain célèbre par un best seller, « Le horsain », y excellait.

Il raconte, par exemple, les enterrements tels qu’il les voyait, tels que je les voyais, comme enfants de chœurs. Les chantres, dit-il, entonnaient « In paradisum » (que Dieu t’emmène au paradis), et les chevaux du corbillard, qui savaient leur latin, se mettaient en marche d’eux mêmes.

Il faut lire son récit du pèlerinage paroissial à Lisieux où les objectifs hautement spirituels, sans être jamais contrariés, se mêlent curieusement avec les craintes de naufrage qu’inspire le passage de la Seine en bac, l’attrait des bistrots et du cidre doux, le complexe de supériorité des gars du nord de la Seine qui tiennent pour des paresseux ceux qui habitent de l’autre côté, la gaminerie des paysans qui prennent un bain de pied dans la mer, etc…

Il faudrait illustrer les rapports entre le style et l’humour.

Celui ci peut souvent avec bonheur, user de mots juste assez faux, étranges ou saugrenus pour étonner, juste assez proches de ce qu’on veut dire pour permettre de se comprendre en souriant. Par exemple, là ou les gens sérieux parleraient d’endosser l’uniforme pour aller à la guerre, Jean Amadou parle de remplacer ses chaussettes par des bandes molletières et de s’ entasser dans des wagon 40 hommes et huit chevaux…

L’imagination qui concrétise, prolonge et anime les propos, peut explorer des « possibilité » pittoresques, surprenantes et significatives

Etes vous convaincu que la philosophie, la politique, l’art de raconter et d’expliquer se prêtent à un humour sans amertume ni méchanceté ? que cet humour peut donner à l’expression une remarquable vigueur ? Vous voulez d’autres preuves ? Voyons ce que nous apportent des thèmes difficiles : la poésie, la psychologie, l’art de vivre.

Si l’humour et la poésie se rencontraient plus souvent…

« L’humour est enfant de poète », ai je lu en entr’ouvrant l’almanach Vermot qui fut, dans mon enfance, je le redis, mon premier maître d’humour.

Que pensez vous de cette définition de Cocteau : « Le poète est un menteur qui dit toujours la vérité » ?

Entre humour et poésie, la parenté est certaine. Les humoristes, comme les poètes, s’efforcent, en jouant avec la vérité, d’éveiller, chez ceux qui les écoutent, des résonances, des complicités.

Pourtant, quand on feuillette d’excellents anthologies de la poésie française, on est frappé d’y voir le peu de place qu’y tient l’humour. Presque rien ? à part l’épitaphe qu’avait, pour lui même, mijoté Scarron.

Passant, ne fais ici de bruit

Prends garde qu’aucun ne l’éveille

Car voici la première nuit

Que le pauvre Scarron sommeille

Serai je contredit ? L’humour n’a pas, dans la poésie classique, comme d’ailleurs dans la peinture qu’on voit dans la plupart des musées, la place qu’il mérite,

J’ai aimé, par exemple, ces vers de Mellin de Saint Gelais.

« Il n’est pas tant de barques à Venise,

D’huÎtres à Bourg, de lièvres en Champagne

D’ours en Savoie et de veaux en Bretagne

De cygnes blancs le long de la Tamise

…Ni tant y a de monstres en Afrique

D’opinions en une république

Ni de pardons à Rome un jour de fête

Ni d’avarice aux hommes de pratique

Ni d’arguments en une sorbonnique

Que m’amie a de lunes dans la tête »

Qui se souvient de Mellin de Saint Gelais ?

J’ai repris espoir en trouvant, dans la collection Folio, un opuscule : « Le rire en poésie »

On y trouve des pièces charmantes et connues comme « Jeanne était au pain sec » où le vieil Hugo se fait gronder :

« Elle sait à quel point vous êtes faible et lâche

Elle vous voit toujours rire quand on se fâche

…J’ai tort. Oui, c’est avec ces indulgences là

Qu’on a toujours conduit les peuples à leur perte.

Qu’on me mette au pain sec. – Vous le méritez certes…

Un joli dialogue de comédie

On trouve dans ce recueil « Le corbeau et le renard ». Bien joué ! On aurait pu y joindre « Le coq et le renard » où Ysengrin essaie d’appâter le coq en lui promettant une paix éternelle et s’enfuit quand celui ci prétend amicalement avoir vu des lévriers.

« Et notre vieux coq en lui même

Se mit à rire de sa peur

Car c’est double plaisir de tromper un trompeur »

François Coppée tire le portrait d’un député médiocre statufié sur la place du marché. On attache les ânes à son piedestal.

« Le tribun d’airain harangue les ânes

Et ça ne doit pas beaucoup le changer »

On y trouve de jolis pastiches et parodies. Pourtant, l’avouerais je ? la récolte m’a paru maigre. La place des grands poètes français est fort réduite.

Jacques Charpentreau est allé en chercher nombre de peu connus. Quelques uns sont bons. Quelques uns…

« L’humour des poètes » de Jean Orizet, (Le cherche midi) surprendra ceux pour qui les poètes font des vers ou ce qu’on nous a appris à considérer comme poétique. Peut-être a-t-il eu quelque peine à trouver assez de candidats. Peut-être plutôt propose-t-il une autre approche. Il prend le terme dans un sens large. Il met en valeur des écrivains qui aiment profondément le monde…malgré les apparences. Ils s’en prennent à l’Etat, à la Religion , à la Famille, à la Culture, au Travail, à l’Amour. Les majuscules sont de lui. Il aime les tireurs d’alarme, dont certains, tragiques, se sont suicidés.

On y trouve des pièces charmantes. Ecoutez «  la voix de marionnette, la voix de fausset, aigüe, nasillarde, cassée, cassante, caquetante,, édentée » de la môme néant de Jean Tardieu.

Quoi qu’a dit?

- A dit rin

Quoi qu’ a fait ?

A fait rin

A quoi qu’a pense ?

A pense à rin

Pourquoi qu’a dit rin ?

Pourquoi qu'a fait rin

Pourquoi qu’a pense à rin ?

A’xiste pas

Ou, de Guy Houlbert

Prolétaires de tous les pays

Unissez vous

Ou

Débrouillez vous

Pour gagner à la loterie

De Jeanine Moulin.

Un crayon se plaignait de passer d’une main à l’autre…Aujourd’hui, oublié dans un tiroir, il constate qu’il n’a pu trouver une place à sa mesure ici bas ?

On est toujours trop jeune ou trop vieux, trop grand ou trop petit…pour le bonheur.

De Pierre – Albert Birot :Christophe Colomb part pour les Indes et il arrive aux Amériques, c’est une erreur bien entendu, mais si, mais si, commandant c’est une erreur.

Moi qui avais un rendez vous à Calcutta bien sûr qu’il est manqué ce rendez vous mais aussi quelle idée de prendre un rendez vous à Calcutta…

De Pierre Latour :

Pierre n’aimait pas Lucie et Lucie n’aimait pas Paul… Paul épousa Lucie.

Vous savez comment on se marie ? Parfois pour ceci, quelquefois pour cela, souvent pour autre chose, à moins que ce ne soit le contraire..

…Un soir (quel âge avait-il ce soir là ?…dans les quatre vingt quatre et elle guère moins !) Un soir

- Lucie, dit Paul, je ne vous l’ai jamais confié sans doute. Je suis heureux que vous soyez ma femme. En vérité…il me semble…je crois…Enfin, voilà : je vois aime, ma chérie.

A ces mots Lucie poussa un cri et expira, car un tel aveu était trop soudain et trop brutal pour son âme frêle et charmante…

- Il était une fois

- Pas plus ?

demande Jean-Claude Valin pour qui tous les fruits sont beaux, tous les bruits sont faux.

Et l’on rencontre avec plaisir dans « L’humour des poètes », Boris Vian, Henri Michaux, Charles Cros, Jean Cocteau, Paul Morand, Jules Renard, Erik Satié, Alphonse Allais, Pierre Perret, Pierre Dac, Wolinski, etc….

Et Jacques Prévert? Il mérite une très belle place.

Nos poètes n’en ont pas moins ont beaucoup à découvrir dans la veine du bon humour.

J’ai admiré, dans mes jeunes années, l’idéal de perfection classique et l’humour mordant de Boileau. Il faisait une saine police dans la république, non, dans le royaume des lettres. 

Les cheveux blancs ne m’ont pas rendu sage. Je ne prends plus que sous bénéfice d’inventaire les propos de ceux qui prétendent à la perfection, au monopole de la perfection pour eux mêmes et leurs amis.

L’humour rosse de Boileau n’est plus de ceux que j’aime. Son arbitrage en faveur de ceux qui ne voyaient le salut que dans l’imitation des anciens me semble suspect.

Ne serait-il pas, par hasard, responsable du peu de place et de crédit réservé à l’humour dans la littérature française ? Ceux qu’il a disqualifiés le méritaient-ils vraiment ?

Il cite par exemple comme un modèle de mauvais goût Saint Amant qui, évoquant dans un poème épique le passage, à pieds secs, des Hébreux dans la Mer rouge,

« Met, pour les voir passer, les poissons aux fenêtres »

Moi, j’ai souri de bon cœur.

J’avais écrit ces lignes quand je tombai sur celles de Théophile Gauthier : « Dans les périodes classiques, lorsque les écrivains s’efforcent de retrouver par l’étude les lignes simples et sévères des anciens poètes…ils retombent souvent dans un excès fâcheux, dans l’ennui, dans la sécheresse… Le familier les effraie. Ils écrivent un dialecte savant comme les brahmanes de l’Inde. Le bon goût est une belle chose. Il ne faudrait pas en abuser… »

Il écrivait cela à propos de Scarron, un poète trop souvent grossier, qui maniait l’humour avec talent. Son « Virgile travesti »,dans lequel Jupiter « tempête et jure dans son Olympe comme un charretier dans un chemin creux de basse Bretagne » ouvre la voie aux parodies et pastiches qui donnent du relief à la lecture des gloires reconnues.

Ne souriez vous pas quand il évoque avec émotion les chefs d’œuvre des architectes de l’antiquité et conclut, mélancolique :

« Il n’est pas de ciment que le temps ne dissoude

Si des marbres si durs ont senti son pouvoir

Dois je trouver mauvais qu’un méchant pourpoint noir

Qui m’a duré deux ans soit percé par le coude ? »

Mon manuel de littérature parlait des « grotesques ». Théophile Gauthier leur a consacré un livre.

Qui sont-ils ? D’abord Villon – excusez du peu - puis neuf autres dont Scarron, Chapelain et Cyrano de Bergerac

Ils ne valaient pas mieux, tous ces marginaux, que la réputation que Boileau leur a faite.

En êtes vous sûr ?

Saint Amand avait été chargé par l’Académie de la partie joviale et burlesque de son dictionnaire. « Et certes, il était, mieux qu’homme au monde, capable de s’en tirer avec honneur…car son vocabulaire en ce genre est très étendu et très pittoresque, et l’on peut voir par ses écrits que la langue française n’est pas si prude et si petite bouche que l’on veut bien la faire et qu’elle dit fort bien ce qu’elle ne veut pas cacher » (Théophile Gauthier)

C’est une œuvre charmante que son « Ode à la solitude » où de grands arbres qui se sont trouvés à la naissance du temps et qui semblent encore jeunes font aller doucement leurs têtes en écoutant les fioritures du rossignol comme des dilettanti de l’opéra italien.

Colletet, champion de la poésie commerciale, écrivait à Richelieu :

« Armand, qui pour six vers m’as donné six cent livres 

Que ne puis à ce prix te vendre tous mes livres »

Théophile de Viau, mort jeune, rejetait les contraintes du théâtre qui allait devenir classique. Il écrivait :

« Je veux faire des vers qui ne soient pas contraints

Promener mon esprit par de petits desseins

Chercher des lieux secrets où rien ne me déplaise

Méditer à loisir, resver tout à mon aise

Employer toute une heure à me mirer dans l’eau

Ouir comme en songeant la course d’un ruisseau

Escrire dans les bois, m’interrompre, me taire

Composer un quatrain sans songer à le faire »

Et Cyrano que nous retrouverons ? Il mourut à 35 ans après avoir, depuis longtemps, renoncé au vin, aux femmes, aux duels avec ceux qui se moquaient de son célèbre nez. Il était, dit Gauthier, « d’un caractère fort aimable, fort enjoué, très abondant en spirituelles saillies ».

Comme dans la pièce de Rostand, il avait du talent, un talent qui servit à un autre, car il fut terriblement plagié.

La scène du « Pédant joué » fut reprise de très près par Molière . « Que diable allait-il faire dans la galère d’un turc ! d’un turc ! –Perge ! » et l’effet tiré de la répétition, c’est du Cyrano. C’est à Saint Cloud que le valet prétend que les turcs… « - Eh ! de par le cornet retors de Triton, dieu marin, qui jamais a oui parler que la mer fut à saint Cloud, qu’il y eut là des galères, des pirates et des écueils ? – C’est en cela que la chose est plus merveilleuse », répond le valet.

L’une des meilleures scènes des « Fourberies de Scapin », celle où Zerbinette raconte à Géronte comment on a soutiré son argent, est presque textuellement copiée dans «  Le pédant joué », y compris l’interminable Ah Ah Ah Hi Hi Hi…

C’est la première comédie en prose où un paysan parle son jargon.

C’est, dit Gauthier, Cyrano qui a donné à Swift l’idée de Gulliver, à Fontenelle celle de Micromégas.

Les « grotesques » avaient au moins pour eux l’imagination, la fantaisie. La littérature s’en nourrit au moins autant que de prétendue perfection.

En somme, c’est à eux que devrait revenir la place, de Corneille, de Racine, de La Bruyère, de Bossuet !

Doucement, voulez vous ?

Buveurs, blasphémateurs, noceurs ou querelleurs, c’étaient souvent des personnages peu recommandables. Ils ne pratiquaient pas toujours, tant s’en faut, l’humour que j’aime, mais il y avait parmi eux de vrais poètes.

Qui sait ? Si l’on avait fait un succès à celles de leurs œuvres qui le méritaient, peut être auraient-ils engendré une riche postérité de poètes pleins d’humour.

Peut être notre poésie se serait-elle moins laissé constiper par le morne jansénisme. Peut-être n’aurait-elle pas manqué de larges pans de littérature gaie comme elle a raté son époque baroque qui fait la joie des visiteurs de bien d’autres pays.

J’oublie Molière.

C’est vrai. Seul de son époque, Molière a trouvé grâce. Il savait situer son humour au carrefour des contradictions qu’on trouve en chacun de nous. Son avare, son misanthrope, ses pédants amoureux n’arrivent pas à concilier les logiques qui se combattent en eux. Pour tenter de les accorder, ils disent et font des sottises. Ce sont des drôles d’amoureux, des drôles d’avares, des drôles de savants et de vraies dupes.

Oui, Molière a trouvé grâce et il a entraîné derrière lui une riche lignée d’auteurs de comédies : Marivaux, Regnard, Beaumarchais, Musset, Feydeau, Scribe, Labiche, Zamacoïs, Anhouil, Roussin, Achard et bien d’autres, mais, parmi les poètes classiques, je n’en connais pas qui, à part un éclair de temps en temps, brillent par leur humour.

Parmi les modernes, la moisson est meilleure.

« Comment ça va sur la terre ?  demande Jean Tardieu

- Ca va, ça va, ça va bien.

- Et les petits chiens sont-ils prospères ?

- Ma foi, oui. Merci bien

- Et les nuages ?

- Ca flotte

- Et les volcans ?

- Ca mijote.

- Et les fleuves ?

- Ca s’écoule

- Et le temps ?

- Ca se déroule.

- Et votre âme ?

- Elle est malade.

Le printemps était trop vert.

Elle a mangé trop de salade !

L’humour fait le charme d’un Prévert qui pousse très loin la poésie d’un n’importe quoi qui éveille soudain de curieuses résonances

Les surréalistes sont parfois fort drôles sinon toujours de mon goût.

Brassens est un vrai poète plein d’humour.

« Un’ jolie fleur dans une peau d’vache

Un’ jolie vache déguisée en fleur

Qui vous retient et qui vous attache

Et qui vous mène par le bout du coeur. »

Ou bien

« Si par hasard

Su l’pont des Arts

Le vent fripon… »

Il suffit parfois d’un rien, d’une « fausse note » bien placée pour illuminer d’humour une page poétique.

Dans « Les ritals », Cavanna évoque toute la poésie d’un grand parc où il jouait avec ses amis… « Des bassins de marbre tout cassés…des statues mangées par les ronces, pas une entière. J’aime les parcs abandonnés, cette nuit en plein jour, ce silence énorme, ces appels d’oiseaux tout là haut qui te font toucher le silence du doigt, ce mystère. Tu te croirais dans un conte de fées. Tu voudrais vivre là dedans toujours. Je raconte pas ça aux copains. Ils me prendraient pour un con. »

Jean l’Anselme ne prétend pas au génie mais à une gaieté qui jongle avec les mots, à une liberté parfois libertaire. Son humour lui a valu, dit-il, de figurer dans 150 anthologies et d’accéder à la gloire du Larousse. N’en peut-on pas déduire que nous avons grand besoin de poètes qui nous fassent sourire ?

C’est sans doute quand ils s’adressent aux enfants que les écrivains réussissent le mieux à marier le bon humour avec la poésie. Les contes d’Andersen, les voyages de Gulliver, Alice au pays des merveilles en sont d’immortels exemples.

Quel merveilleux mélange de poésie et d’humour sans méchanceté, qui allie gaieté et profondeur nous offre « Le petit prince » de Saint Exupéry. Relisons, par exemple, l’histoire du roi qui, tous les soirs, ordonnait au soleil de se coucher, tous les matins, de se lever.

« Je voudrais voir un coucher de soleil, demande le petit prince. Faites moi plaisir. Ordonnez au soleil de se coucher…

- Si j’ordonnais à un général de voler d’une fleur à l’autre à la façon d’un papillon, ou d’écrire une tragédie, ou de se transformer en oiseau de mer, et si le général n’exécutait pas l’ordre reçu, qui, de lui ou de moi serait dans son tort ?

- Ce serait vous, dit fermement le petit prince

- Exact. Il faut exiger de chacun ce que chacun peut donner, reprit le roi. L’autorité repose d’abord sur la raison… J’ai le droit d’exiger l’obéissance parce que mes ordres sont raisonnables

- Alors, mon coucher de soleil, rappela le petit prince qui jamais n’oubliait une question une fois qu’il l’avait posée.

- Ton coucher de soleil, tu l’auras. Je l’exigerai. Mais j’attendrai, dans ma science du gouvernement, que les conditions soient favorables.

- Et quand ce sera-t-il ? s’informa le petit prince

- Hem ! hem ! lui répondit le roi qui consulta d’abord un gros calendrier, hem ! hem ! Ce sera vers…vers… ce sera ce soir à sept heures quarante ! Et tu verras comme je suis bien obéi… »

On chantait parfois, dans mon enfance normande on chantait parfois les poèmes d’un curé de village, l’abbé Houlière qui s’amusait à chanter, sur des airs à la mode et avec entrain, la vie des villageois, par exemple, la fête au village.

« La noter-Dame d’Autertot

Est une superbe assemblaye !

Les pu grands violonneux d’Yv’tot

Et tous les râcleux d’la tornaye

Y violonnent si bien

Q’cha vo’ enleuve

Q’cha vo’ enleuve

Y violonnent si bien

Q’cha vo met tout le monde en train »

Il serait injuste d’oublier une multitude de poètes qui se  sont amusés, qui nous ont amusés , discrètement, sans que la renommée…

Un exemple ? Ecoutez un habitué du Printemps des poètes, Pierre Le Fol.

« C’étaient deux porcs de belle hure

Qui s’en allaient parlant jambons,

De conjoncture économique

Des lois et des superstructures

Des entrelacs philosophiques

Et des honneurs dus au cochon. 

Le nom de cochon, disait l’un,

A pris vilaine tournure

Depuis que nos frères humains

Se le jettent à la figure.

Et ce petit poème qu’une institutrice a composé et appris à ses élèves.

« J’ai sept ans

Et plus de dents

Sur le devant.

Pour manger du pain

Ce n’est pas très bien

Pour le fromage blanc,

Ce n’est pas gênant.

Pour les artichauts

C’est rigolo. »

Qui cherchera et saura mettre en valeur l’humour des poètes méconnus ?

Quelle est la différence entre l’humoriste et le poète ? Une question à 100.000 euros !

Le poète est un rêveur qui voit la réalité à travers son rêve. L’humoriste est un faux menteur qui vous mène en bateau jusqu’au moment où, avec le sourire, vous retrouverez « la vérité »

« Pour la pénétration psychologique,  un outil de précision »

L’humour éclaire souvent les ambivalences de la psychologie… des autres.

Sacha Guitry, lui qui était « contre les femmes, tout contre », en a fourni pléthore d’excellents exemples.

« Les femmes ne s’habillent pas pour les hommes. Elles s’habillent contre les autres femmes, dit l’un de ses personnages dans « Désiré »

- Elles ne s’habillent peut être pas pour les hommes, ; mais c’est pour eux qu’elles se déshabillent » répond sa partenaire.

Désiré veut se faire engager quoiqu’il ait été plusieurs fois renvoyé pour avoir dragué sa patronne. Son plaidoyer, la façon dont il écarte doucement les objections et développe la psychologie de celui qui aime servir est un chef d’œuvre.

J’aime la finesse du sketch de Muriel Robin sur la solitude. Elle développe les avantages de l’indépendance avec des arguments très forts, quelques autres qui le sont moins ou pour lesquels on se demande…, d’autres encore qui résonnent comme du cristal fêlé.

Elle vante les charmes de son menu de Noël : une côtelette avec de la purée et une tranche de bûche. Et elle termine à peu près ainsi. Quand j’entends la sonnette, je bondis. Stupide ! Chez moi, il n’y a pas de sonnette. A quoi servirait-elle ? La dame du dessus vit seule, comme moi. Elle est bien installée, comme moi. Elle a l’air heureuse co…

Ce sont les non dits qui parlent

André Siegfried avait bien raison d’écrire à Pierre Daninos : « Il y a à mon avis deux instruments de précision dans la pénétration psychologique: la poésie et l’humour. »

Je me délecte quand Goscini nous raconte que le petit Nicolas a invité Marie Edwige avec ses copains qui ne veulent pas entendre parler de jouer avec des filles. A qui mieux mieux, ils font les clowns ou les costauds.

Quand la maman de Marie Edwige la rappelle, tout s’arrête soudain. Les garçons s’aperçoivent qu’il se fait tard et partent. « C’était une chouette journée, conclut le petit Nicolas, et on a drôlement rigolé, mais je me demande si Marie Edwige s’est amusée. C’est vrai, on n’a pas été très gentils avec elle. On ne lui a presque pas parlé et on a joué entre nous, comme si elle n’avait pas été là »

Ecoutez Pierre Daninos raconter « un orage domestique », un jour de rivalité entre Félicie, qui régnait déjà sur la cuisine avant qu’il ne naisse, et miss Drake qui, au pair, « ne prend pas l’escalier de service comme les autres ». « Félicie fait la tête : une tête dont l’expression dispense à toutes gens, à toutes choses, la réprobation, et semble jeter le blâme sur le moindre de nos gestes. Une atmosphère pesante de pénitence collective emplit la maison.

J’ai beau multiplier les circonlocutions : « Tu serais gentille de ? ? ? » « Si tu as une minute, voudrais tu… ? » rien ne détend le visage obstinément renfrogné de Félicie. Et l’on m’avertit que, si je ne suis pas content comme cela, je n’ai qu’à leur demander femme de chambre et cuisinière aux Anglais puisqu’ils sont si bien

J’ai tenté la plaisanterie : « Et l’entente cordiale, alors ? » J’ai essayé la diplomatie : « Alors, ma Félicie, ça ne va pas comme tu veux ?… » Rien n’y fait. Pas une des rides qui sillonnent verticalement la face tannée de cette vieille normande n’a pris l’horizontale…

Et pourtant, si Félicie voulait sourire, seulement un peu, comme je serais plus heureux ! »

Charmant !

Certaines histoires qui jouent sur des différences de réactions, au delà d’une taquinerie et d’une partialité qui restent de bonne compagnie, éclairent fort bien des différences d’approche, d’accent, de psychologie, certains mécanismes profonds de l’âme humaine.

Des exemples ?

A un X, on pose ce problème. Vous avez un évier, un robinet, une casserole pendue au mur, une cuisinière à gaz, des allumettes et vous devez faire bouillir de l’eau, que faites vous ? - Très simple. Je décroche la casserole, je l’emplis d’eau, je la pose sur le gaz et j’allume. - Très bien ! Maintenant, mêmes éléments, sauf que la casserole est déjà sur le gaz, pleine d’eau. – Très simple. Je vide la casserole, je la raccroche au mur et nous sommes ramenés au problème précédent.

Idiot ? Peut être, mais l’élégance dans la démonstration, n’est ce pas capital ?

Fernand Reynaud racontait un jour une séance chez le dentiste. Il me faisait mal, dit-il à peu près, mais il avait la légion d’honneur et j’avais confiance. Il me faisait de plus en plus mal, mais je regardais sa légion d’honneur et j’avais toujours confiance, quand soudain, horreur ! je m’aperçus que c’était le mérite agricole. J’étais foutu !

Comment faire mieux sentir la fragilité de certaines de nos raisons ?

Quel maître que l’humoriste anglais Parkinson quand il démonte gaiement les mécanismes des rapports humains, de la psychologie des groupes. Qui ne connaît sa loi qui régit la croissance exponentielle des effectifs des administrations. Chacun, pour s’élever d’un degré dans la hiérarchie veut avoir des subordonnés. Pour cela, trouver un moyen de prouver qu’on est submergé de travail afin d’obtenir un adjoint.

Phase périlleuse, car un adjoint tend à devenir un égal, un concurrent. Au plus tôt, obtenir un second adjoint pour avoir deux subordonnés, déjà l’esquisse d’un service. Quand ceux ci, à leur tour, chercheront à avoir chacun un puis deux adjoints, leur patron appuiera leur demande, ce qui le fera, lui aussi, gravir un échelon hiérarchique.

Mais à ce moment, il sera vraiment submergé par le travail administratif entraîné par les relations et les problèmes de ses subordonnés.

Humour ou sociologie ?

Et la très sérieuse statistique de Parkinson : le nombre des amiraux a régulièrement augmenté en proportion inverse de celui des vaisseaux de Sa Gracieuse Majesté ?

Dans « L’art et la manière de faire carrière », Parkinson nous montre notamment un patron, M. Droitaubut, en train de visiter ses usines.

« Il prévient toujours quand il se rend en inspection. Pourquoi ? Parce que, dit-il, l’intérêt de la visite réside pour moitié dans les rangements et aménagements qui la précèdent. Il déjeune à la cantine, prenant soin de se faire présenter tout le monde au club house. S’il y a un manque d’autorité, une diminution de rendement, c’est là qu’il s’en aperçoit. La façon dont les gens se groupent révèle tout de suite si les relations sont tendues. Lorsqu’on voit le directeur à un bout de la pièce entouré de ses chefs de service alors que les autres sont rassemblés à l’autre extrémité autour d’un vieux chef de rayon, il sait tout de suite que quelque chose ne va pas. Il quitte rarement la place avant de l’avoir découvert. »

C’est un humour étrange. Pourquoi sourit-on ? Les recettes de M. Droitaubut paraissent si simples, si évidentes. Peut être font-elles penser par contraste à celles, moins heureuses, de certains chefs que chacun connaît bien.

L’ambition ?

« Si Napoléon était resté un simple petit lieutenant d’artillerie, il serait encore sur le trône, » disait Monsieur Prudhomme.

« En politique, seuls savent s’arrêter ces qui ne seraient pas partis, » ajoutait André Siegfried

Vous vous défiez de cette psychologie ? Tous ces psy…

Il y a sur les psychiatres des histoires significatives

Quand vous allez chez l’un d’eux, dit-on, si vous êtes en retard, vous êtes agressif. Si vous êtes en avance, vous êtes angoissé. Si vous êtes à l’heure, vous êtes maniaque, et si vous ne venez pas, vous payez quand même.

L’une de ces histoires se raconte de deux façons qu’il faut comparer.

Un enfant fait pipi au lit. Sa mère l’a emmené chez un psy. Les voisines s’ informent. « Cela va mieux ? – Oh oui, dit la mère. – Il ne fait plus pipi au lit ? – Il fait encore, avoue la mère. Mais avant, il en était tout honteux. Maintenant, si vous saviez comme il en est fier ! »

Seconde version. Un homme a le malheur d’être incontinent. «  J’ai vu un premier urologue, rien ! Un second, rien ! Un troisième, rien encore. Alors, je suis allé voir un psy. – Et il t’a guéri ? –Je suis toujours incontinent, mais avant, j’en étais tout honteux. Maintenant, si vous saviez ce que je m’en fous ! »

Le premier psy a dépassé l’objectif. Le second a su déplacer le problème.

Sans prétendre rien y connaître, je gagerais que les psy qui ont le sens de l’humour ont des chances d’être meilleurs que les autres. Non certes un humour railleur ou dévastateur, mais un humour chaleureux et complice, avec le sens de la formule.

Le succès d’un psychologue est souvent d’inspirer à celui qu’il aide une formule qui lui permette de contourner, de dépasser ou d’accepter un mauvais souvenir qui le gène. Si cette formule est drôle, elle passera mieux.

Donc, la philosophie, l’économie, le conte, la poésie, les ambivalences de l’âme humaine, la dissection de nos faiblesses peuvent faire bon ménage avec un humour sans amertume. Vous me l’accordez ? Merci .

Mais l’humour est froid. Le tendresse, l’amour lui échappent.

Oh, que non !

 

III. L’HUMOUR QUI AIDE A VIVRE

Affirmer que l’humour aide à vivre? à comprendre les autres? à les aimer et à exprimer cet amour? qu’il aide à supporter les autres? à vieillir ? à guérir? Bonnes paroles que tout cela Sous bénéfice d’inventaire, si vous voulez, mais avec la plus grande prudence…

Vous ne vous contenterez pas de deux ou trois exemples. Voyons ce que nous avons trouvé.

Se comprendre et s’aimer gaiement ?

Je n’aime pas toujours, hélas, l’humour de Cavanna, mais j’envie son talent. Admirez son humour pétri de tendresse quand il nous montre son père, un immigré qui ne sait pas lire, recomposant des « mètres » de bois avec des bouts de mètres cassés.

« Un jour, je demande ; « Papa, pourquoi ils ne se suivent pas, les numéros ? »

Papa m’a regardé. Il a craché un long jus de chique par la fenêtre, du coin de la bouche – pour çà aussi je l’admire beaucoup – et il a dit :  « Ma, qué numèros  ? – Les numéros sur le mètre. Il y a 60 et juste après il y a 25, et juste après, 145… - Ma qu’est ce que t’as bisoin les nounéros ? Tou regardes combien il y a les branches, et basta, va bene ? Quatre branches, çà veut dire quatre vingt. Ecco. Pour les p’tits centimètres qui - sont en plus, tou comptes avec le doigt, à peu près, quoi, voyons, faut pas perdre le temps à des conneries, que le plâtre, lui, tou sais, le plâtre, il attend pas lui.

Je pense que Papa, ce jour là, a flairé que son piston (il n’avait jamais bien discerné, à l’oreille, la différence entre piston et fiston) avait déjà un pied chez les bureaucrates. » 

« …Il rit tout le temps, Papa. Il s’arrête pile en pleine rue pour rire aux conneries qu’il raconte, il se plante sur ses deux cuisses, les poings enfoncés dans les poches de sa veste, il renverse la tête en arrière et il lance à pleines mâchoires son rire au ciel. Les gens s’arrêtent et rient aussi. Pas moyen de s’empêcher. C’est quelque chose, tiens ! Il en pleure. Il tire son mouchoir de dessous les os, les clés, les boulons, les ficelles, un mouchoir violet, à carreaux, grand comme un drap, il le roule en gros tampon, il se frotte les yeux à s’arracher les paupières, puis il se l’étale à plat sur la figure. Il s’empoigne le nez à travers le mouchoir, il se mouche. Poët. Les oiseaux se sauvent, c’est la panique, il se frotte les yeux avec le mouchoir en boule, ça va mieux, le voilà reparti.

Et redéconnant. Vingt mètres plus loin, ça recommence

Quand Papa raconte ses histoires, des fois, le soir, dans la cuisine, je me marre, j’attrape le hoquet, je ne sais pas si c’est l’histoire, si c’est le mélange dialetto-français, si c’est l’accent ou si c’est de voir rire Papa. Il a du mal à arriver au bout tellement il rigole et moi avec. Maman lui dit : « T’as pas honte de raconter des bêtises pareilles devant le petit ? »

Quel dommage qu’un tel écrivain se soit fait le champion du « rire bête et méchant »…

Ne déborde-t-il pas de tendresse ce portrait des instituteurs d’autrefois dû à Marcel Pagnol ?

« Un très vieil ami de mon père, sorti premier de l’Ecole normale, avait dû à cet exploit de débuter dans un quartier de Marseille, quartier pouilleux peuplé de misérables, où nul n’osait se hasarder la nuit. Il y resta de ses débuts à sa retraite, quarante ans dans la même classe, quarante ans sur la même chaise.

Et comme un soir mon père lui disait : « Tu n’as jamais eu d’ambition ? – Oh mais si, disait-il, j’en ai eu. Et je crois que j’ai réussi. Pense qu’en vingt ans, mon prédécesseur a vu guillotiner six de ses élèves. Moi, en quarante ans, je n’en ai eu que deux, et un gracié de justesse. Cela valait la peine de rester là.

Car le plus remarquable, c’est que ces anticléricaux avaient des âmes de missionnaires. Pour faire échec à « Monsieur le curé », dont la vertu était supposée feinte, ils vivaient eux mêmes comme des saints, et leur morale était aussi inflexible que celle des premiers puritains. M. l'inspecteur d'académie était leur évêque, M. le Recteur, leur archevêque, et leur pape, c'était M. le ministre : On ne lui écrit que sur grand papier et avec des formules rituelles.

« Comme les prêtres, disait mon père, nous travaillons pour la vie future, mais nous, c’est pour celle des autres. »

Et encore, quel mélange d’humour et de tendresse quand Yvonne clos nous présente sa petite fille Canelle qui vit à Tahiti !

Elle est la vie même. Sa curiosité est gargantuesque. Quand elle rit, c’est de la tête aux pieds. Ca jette des étincelles. C’est irrésistible. Quand elle est inquiète, tout s’éteint. Elle cherche. On ne sait pas quoi faire pour l’arracher à son tourment. Quand elle est tendre, c’est une tornade d’amour qui déracine tous les chagrins. Et quand vous n’en pouvez plus de tout cela, elle pèse son poids de méchanceté.

Bref, elle est très jolie.

Un ami nous a dit un jour qu’elle serait une merveilleuse vieille dame

Un matin, occupée à bronzer au milieu de trois petites filles jacassantes, j’entend Canelle dire sur le ton d’une proclamation : « Elle est jeune, hein, ma Mamie ! »

Les deux autres n’ont pas approuvé tout de suite. Il y en a même une qui a dit, en passant le doigt sur mon visage : regarde là (c’était une ride) cela veut dire qu’elle est vieille. – Pas du tout ! C’est parce qu’elle est restée trop longtemps dans l’eau

Mon Dieu que je l’aime ! »(Dis Mamie, tu l’écris notre histoire d’amour ?)

J’aime le dialogue vif argent de Marie Pacôme dans « On m’appelle Emilie ». Pas de mots d’auteur. pas de message, mais des personnages qui débordent de vie, qui font rire mais dont on découvre que, chacun à sa manière, ils cachent une extraordinaire tendresse. Emilie, la diseuse de bonne aventure à l’imagination luxuriante, renonce avec délicatesse à une vie normale qui la tente, afin que son amie, l’impossible Jaja, ne reste pas seule, mais ne porte pas non plus ombrage à Henri qui, lui, va s’intégrer et espère le succès.

Souvenez vous, dans le film « Trois hommes et un couffin » de la scène charmante où trois célibataires endurcis, tandis que des filles délaissées s’impatientent dans leur lit, chantent doucement, joliment, tendrement, à plusieurs voix, « Au clair de la lune » pour endormir un bébé.

L’humour et l’amour

L’humour et la poésie peuvent faire excellent ménage avec l’amour.

L’amour a beaucoup inspiré les poètes. Les humoristes, moins semble-t-il, au moins si l’on met à part le charmant Peynet. Il faudrait aussi explorer les meilleures des comédies.

Les amoureux rient beaucoup. L’amour est complicité. Perméable à un langage décalé, il sait dire et comprendre « des choses qui en veulent dire d’autres. »

Chemin difficile : un langage décalé tombe vite dans l’équivoque

« Il faut se méfier des humoristes. Parfois, en plaisantant, ils disent des choses, » assurait Coluche.

J’ai oublié le nom de la romancière qui disait à la télévision : « Je suis une menteuse, une sale menteuse, mais qui dit des choses vraies. »

L’humour s’épanouit avec l’amour, mais il faut s’en méfier dans les moments difficiles.

Les parents trouvent d’instinct le ton de l’humour-amour quand ils traitent leur enfant de coquin, de fripon, de bandit, de brigand et qu’ils le menacent du pis et d’abord de le manger tout cru.

L’injure et les menaces pour rire sont des thèmes fréquents dans l’humour amoureux.

L’humour des amoureux ?… On se demande souvent ce qui peut bien les faire tant rire. Leur parfaite complicité charge d’un sens qui n’appartient qu’à eux toutes sortes de mots, de gestes, de riens.

« On s’connaît pas mais on s’devine. chantait Ciboulette – J’entends c’que vous n’dites qu’à moitié… » , répondait son amoureux.

Et n’est ce pas de l’humour que cette attaque foudroyante racontée par Nicole de Buron ?

Le jeune marquis de la Ritournelle, après des baisemains et des promenades au clair de lune, accompagne sa belle au train de Bordeaux, lui fait ses adieux, saute dans le dernier wagon et, les bras pleins de fleurs, sera la première personne que Joséphine trouvera sur le quai en arrivant. Le cœur de la belle se rendit.

Pour être heureux? mais oui !

Tout beau, mais on ne vit pas de philosophie, de politique, d’économie, ni même de psychologie, de tendresse, d’amour et d’au fraîche, même teinté d’humour.

On ne peut tout de même pas soutenir que l’humour aide à être heureux, qu’il soit d’un quelconque secours pour affronter les difficultés et les déceptions de la vie quotidienne, pour comprendre et supporter les autres. Au contraire !

Ce n’est pas moi qui ai dit : « Diseur de bons mots, mauvais caractère. » C’est le grand Pascal.

Bien qu’il ait écrit drôlement : « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus long, la face du monde eût été changée », et malgré les rosseries de « Provinciales », je ne tiens pas Pascal et ses amis jansénistes pour des virtuoses de l’humour tel que je l’aime.

Je ne prétendrai pas non plus que tous ceux qui pratiquent…ou, nuance, tentent de pratiquer l’humour, soient faciles à vivre .

Je soutiens en revanche, n’en déplaise à Bergson, qu’il y a large place pour des formes d’humour qui aident à vivre, qui ne comportent ni méchanceté, ni amertume.

Certaines formes d’humour,, excellentes, franchement sympathiques, aident à se comprendre, à se deviner les uns les autres, à s’entendre. Elles illuminent la vie en même temps que les visages.

Par exemple ?

Un jour… cela m’arrive plus souvent qu’à mon tour…j’avais laissé derrière moi un épouvantable désordre. « Viens voir, m’a dit ma femme, tu as composé une belle nature morte ! » Nous nous sommes compris avec le sourire.

Les rapports avec les autres ne sont-ils pas plus faciles pour qui sait, depuis Labiche, que « l’égoïste, c’est celui qui ne pense pas à moi » ? Aïe !… Et qui a ajouté : « Le véritable égoïste est celui qui ne pense qu’à lui quand il parle des autres » ?

Ne sont-ils pas plus faciles pour celui qui murmure, désabusé : « Les enfants sont bien ingrats…comme disait mon pauvre père »

…ou encore, pour qui se souvient de la parabole des deux hérissons que racontait, je crois, Schopenhauer. Ils avaient froid et se sont rapprochés pour tenter de se tenir un peu chaud. Hélas, ils avaient, l’un et l’autre, des piquants. Ils se firent mal et s’éloignèrent. Alors, ayant froid, ils se rapprochèrent, et le jeu recommença jusqu’au moment où ils eurent trouvé la moins mauvaise distance, assez loin pour ne pas trop se blesser, assez près pour se tenir un peu chaud.

N’est ce pas de l’humour qui aide à comprendre l’autre, à chercher à s’entendre ?

Il arrivait que la charmante Mireille, qui composait les airs les plus gais et les plus endiablés de ma jeunesse, se lasse de son excellent philosophe de mari, Emmanuel Berl. Elle s’en ouvrit à Sacha Guitry qui ne manquait ni d’expérience, ni d’esprit et qui lui répondit : « Tu en prendras un autre. Il aura d’autres défauts et pas les mêmes qualités. » Elle suivit le conseil et s’en félicita.

Dommage que personne n’ait eu l’idée de le donner, et de le répéter avant chacun de ses divorces…à Sacha Guitry.

Il est difficile de vivre avec un mari et difficile de vivre sans »(N. de Buron)

Chez les militaires, ce fut un soulagement quand il fut décidé que les subordonnés auraient le droit de connaître les notes les concernant. Oui, soulagement.

Bref soulagement. Savoir ce que vos supérieurs pensent de vous et contrôler ce qu’ils osent en dire, c’est bien, mais, à part le malheureux soldat de seconde classe, un militaire est toujours à la fois subordonné et supérieur. Devoir donner des notes utilisables par les commissions d’avancement sous le contrôle des intéressés, c’est, disons, délicat.

Alors, vive l’euphémisme, cousin germain de l’humour ! Le bulletin de l’école de guerre navale a publié un instructif extrait de « Définitions of terms used in writing reports » utilisées chez l’un de nos voisins. Il y a des leçons à y prendre…avec prudence.

Deux colonnes : « Ce qu’il faut dire » et « Ce qu’il faut comprendre » Par exemple : « manifeste de solides qualités de commandement » doit se comprendre : « organe vocal qui dépasse la moyenne », tandis qu’ « esprit imaginatif et novateur » devrait se lire : « professionnellement incompétent ». « Esprit d’analyse très poussé » suggèrerait : « particulièrement confus », tandis « d’une très grande compétence » devrait être lu : « n’a pas encore commis d’erreur majeure »

Qu’il y ait des réserves à faire sur cette façon de dire des vacheries en restant apparemment sans reproche, soit. Il n’est pas sûr, pas du tout, qu’elle facilite la vie en faisant planer le soupçon sur des propos sympathiques ou anodins. On peut cependant apprécier l’effort pour trouver la formule qui va mettre en valeur l’aspect positif de ce qu’on va dire.

Par exemple, plutôt que de dire « trouve toujours quelqu’un pour faire son travail à sa place » on peut dire : « aborde les problèmes difficiles avec logique ». Plutôt que « possède un vaste répertoire d’histoires cochonnes », pourquoi pas : « sens aigu de l’humour » ? S’il a de sérieux problèmes conjugaux, on peut louer sa très grande disponibilité : « n’hésite pas à prendre sur ses heures de loisir pour le bien du service ». Plutôt que « complètement borné », essayer : « fondamentalement attaché aux principes. » Au lieu de « généralement dans les nuages », « émerge du lot commun » ? Plutôt que « possède une chance insolente », disons : « jugement généralement sain ».

Et la vérité, alors ? Rappelez vous Mark Twain : « Une bonne éducation consiste à concilier le grand bien que nous pensons de nous mêmes avec la piètre estime que nous avons des autres ». Cherchons à relever d’un ton ou deux notre évaluation des autres et je ne suis pas sûr que la vérité y perdra.

Ne sommes nous pas comme le brave douanier de Fernand Reynaud qui ne voyait dans son voisin que l’immigré. Il le répétait si souvent : « Moi, je n’aime pas les étrangers parce qu’ils viennent manger le pain des Français », qu’un jour vint où l’étranger reprit le bateau pour son pays. Et depuis, on ne mange plus de pain, car c’était lui, le boulanger.

N’est ce pas de l’humour pour vivre que cette réponse d’un marchand de marrons à un client qui voulait ne le payer que demain : « J’ai fait un accord avec Rothschild. Il ne vend pas de marrons et je ne fais pas de crédit. ».

« L’humour est un facteur puissant de résilience » c’est à dire d’aptitude à rebondir après de terribles épreuves, affirmait à Mireille Dumas (France 3. 22.10.2003) l’excellent neuropsychiatre Boris Cyrulnik, et la comédienne Emmanuelle Béart, en contact fréquent, comme ambassadrice de l’UINICEF, avec des foules d’enfants sinistrés l’approuvait chaleureusement.

…et pour vieillir, pour calmer,

pour se réconcilier ?

Il n’est pas aisé de supporter le poids des ans, mais n’est-il pas consolant de se dire que vieillir, c’est encore le seul moyen qu’on ait trouvé pour vivre longtemps ?, ou encore : « Il faut mourir jeune…mais le plus tard possible. » « On ne devrait jamais se plaindre de vieillir. Vieillir, c’est vivre encore. Anne Frank n’a jamais eu de rides », remarquait Frédérique Hébrard. Est ce encore de l’humour ?

J’emploie volontiers la formule qui ne vieillit pas plus que moi : « Il est jeune. Il a mon âge » et j’ajoute avec Jean Chalon : « Les gens de mon âge me paraissent plus vieux que moi. »

Un de mes voisins que ses 91 ans n’empêchent pas de continuer à faire de la prestidigitation et de rester un virtuose du calcul mental, répondait à ma question : « Comment allez vous ? – Oh ! ça pourrait aller tellement plus mal ! »

"Il faut très longtemps pour devenir jeune", disait un jour Picasso à Cocteau.

Bergson, ( essayons de me faire pardonner) nous montre aussi que le rire peut être un soulagement. Il signifie alors : « J’ai eu peur, mais ce danger n’est pas grave »

J’aime le sourire qui vous accueille, qui suggère : « Je suis prêt à comprendre ce que vous ne direz pas. Carte blanche à votre humour ! »

Il sert parfois aux enfants, et pas seulement à eux, pour détourner la colère.

Walésa a raconté qu’un jour, il se préparait à administrer une fessée à l’un de ses nombreux marmots qui protesta : « Non ! Comme prix Nobel de la paix, tu n’as pas le droit ! »

Un automobiliste qui avait dérapé sur le verglas et causé des dégâts, expliquait ainsi à l’agent : « Cette route est bien trop polie pour être honnête ».

Les hommes ont souvent plaisanté sur leur difficulté à comprendre les femmes. « L’Amérique est un pays merveilleux où l’homme est libre de tout faire, absolument tout…ce qui plait à sa femme ». De l’une d’elle, Tchékhov disait : « Elle est très intelligente. Je préférerais qu’elle le soit un peu moins. Ce serait plus simple ».

« Pour les homme, est ce différent? m’a demandé une femme.

Cela vaut mieux que tempêter, non ?

Mais, dites donc, il y a, un peu de vinaigre dans ces plaisanteries. Certes, mais n’en faut-il pas un soupçon dans meilleures salades ? Si l’on ne connaissait que les compliments, on s’en lasserait comme du soleil au Sahara. Il faut savoir s’affronter à fleurets mouchetés, s’opposer sans se blesser.

Malheur !…non, le mot est trop fort, disons : morosité aux familles où l’humour est pris en mauvaise part ou ne fonctionne qu’à sens unique. L’échange nécessaire patine.

Heureuses au contraire celles où l’on sait dire, ou mieux, faire deviner gaiement ce qu’on veut exprimer, sans agresser ni mettre l’autre en difficulté, celles où l’on comprend ce que l’autre veut dire, où l’on renvoie la balle de bonne humeur, comme au tennis. Rester tous les deux du même côté du filet à répéter que l’autre est le meilleur joueur du monde, à la longue, on s’en lasse un peu.

L’échange, c’est la vie, c’est l’amour, c’est l’humour.

Certaines comédies suggèrent de vrais conseils pour s’entendre.

François Périer a raconté que quand il se disputait avec Marie Daems, l’un d’eux finissait par effleurer une réplique de la scène finale de Bobosse, la comédie de Roussin. L’autre enchaînait.

Tony, seul, s’y explique. Il sait qu’il est comique, qu’il est cocu. Il y en a d’autres qui, eux, peuvent changer de femme, mais c’est la première fois qu’un homme est abandonné par une femme irremplaçable.

Et Tony, tout seul, se met à parler à sa Minouche absente.

Ecoute moi bien. Quand je suis en colère,, je dis que je te tuerais si je te retrouvais, mais tu sais bien que ce n’est pas vrai. Tu n’aurais qu’à me dire…je ne sais pas quoi, moi. Un mensonge. Le plus gros que tu pourrais trouver serait encore la vérité à côté du mensonge que tu fais en n’étant plus là, en faisant celle qui ne m’aime plus. – Bien sûr, Tony, répond Minouche qui vient d’entrer sans bruit. C’est à cause de ton mouchoir. Je t’ai mis à l’épreuve. Je voulais savoir. Je sais maintenant que je suis irremplaçable et que tu m’aimes…Le rideau tombe sur un baiser.

Dans « Le canard à l’orange », le mari que sa femme a décidé d’abandonner la persuade d’inviter son concurrent. Il fait à celui ci la part si belle aux échecs, au tennis et dans toutes sortes de domaines que la femme est obligée de dire elle même que le meilleur des deux, c’est son mari.

Le recette est-elle à la portée de tout le monde ? J’en doute, mais il faut y réfléchir.

Dans « Eve et les Jacques », de Gabriel Arout, Eve apprend successivement à ses quatre maris, du même prénom mais de caractères très différents, qu’elle va les quitter et que son amant l’attend à la gare.

Les trois premiers se résignent ou essaient, chacun à leur manière, de tirer le meilleur parti de l’inévitable.

Le quatrième entre dans une fureur noire, casse la vaisselle, déchire les robes de sa femme pour l’obliger à revêtir la seule qui reste, sa robe de mariée… Une fureur vigoureuse exprime un amour qui ne transige pas, qui ne se résigne pas, qui ne se résignera pas. Ce Jacques là va lui même au rendez vous de la gare. Il en revient avec une rose et lui, il garde sa femme.

C’est drôle. N’est ce que drôle ?

L’humour peut, sans rien coûter, éclairer un visage.

« Tiens ! On vend encore des réglisses comme dans mon enfance ? observais je un jour. – Oui, répondit ma boulangère, et c’est la preuve que vous n’avez pas vieilli. » Cela ne prouve rien, hélas mais…

On peut se parler à soi même avec humour. Ayant décidé de ne plus fumer, Clémenceau avait sur son bureau une boite de cigares et avait inscrit dans le couvercle : « Prends en un, lâche ! ».

La gaieté a sa place partout, parfois mystérieusement.

Ma femme avait composé un magnifique bouquet. Elle y excelle. Je l’admirais. « Il est trop sérieux », me dit-elle. Les roses rouge sombre étaient mises en valeur avec élégance par le vert sombre du feuillage et quelques touches de blanc. Il était beau, mais c’est vrai que les couleurs claires, disposées astucieusement, vibrent gaiement et appellent le sourire.

Des clowns tristes ?

Beaucoup de chercheurs ont noté les rapports entre l’humour et la tristesse profonde. L’humour ressemble, dit-on, à la chanson d’un enfant qui cherche à se donner du courage. On parle de clowns tristes, d’humoristes mal dans leur peau, de suicides. On dit que, sur ses vieux jours, Charlot était mélancolique. Quand on lui demandait pourquoi ?, il répondait : « Parce que je suis devenu très riche en jouant le rôle d’un pauvre ».

Retournons le problème. L’humour n’aide-t-il pas des personnes qui doivent affronter des problèmes graves à vivre, à chercher un équilibre difficile? N’est ce pas pour elles une attitude qui permet de faire face ou au moins de cacher, de compenser, de contourner les obstacles ? Oui, quand ils ne sont pas insurmontables, même si leur tristesse prend parfois le dessus.

L’humour guérit

Mais oui, l'humour guérit.

L’acteur Jean Piat garantissait l’authenticité de l’histoire d’un gamin qui, à bicyclette, avait été balayé par un automobiliste et était dans le coma. Au bout de douze semaines où l’on avait tout essayé, tout espoir s’était évanoui.

Sa maman essaya de lui lire une scène des Fourberies de Scapin qui l’avait beaucoup amusé quand il l’avait jouée. Un sourire apparut alors qui ouvrit la voie vers la guérison.

L’humour, c’est la panacée. Rien ne lui résiste. Pas plus les déficiences chimiques que les blessures graves qui durent depuis l’enfance. Pour celui qui est profondément triste, il est facile de pratiquer l’humour. Et c’est pour cela qu’il est remboursé par la sécurité sociale.

Pas encore ? J’anticipe ? Si vous voulez. Admettons que l’humour ne peut à lui seul, résoudre des problèmes profonds, tenaces. Plus modestement, il peut, dans une certaine mesure,, quand ils réussissent à l’accueillir, aider à vivre les angoissés que nous sommes tous un peu dans les heures difficiles, leur offrir un recul utile et c’est déjà beaucoup

Le rire guérit parfois ou, au moins, aide à guérir. Les clowns du Big appel circus, au service psychiatrique du Columbia presbiterian médical center de New york, en apportent une preuve.

Ces 25 faux médecins, le Dr Poubelle, le Dr Girafe, le Dr Tibidibiti, le Dr Pâté en croûte, etc., avec de gros nez rouges et des stéthoscopes en forme de grenouille, prescrivent du jus de rigolade et réussissent à transformer l’attitude de leurs petits malades. Ils leur redonnent confiance, le goût de vivre, de se battre.

L’un de ceux ci, épouvantablement éprouvé et proche de la mort, faisait de remarquables efforts pour devenir clown à son tour. « Nous avons besoin de toi. Le problème, c’est que tu ne peux pas marcher. – Comment ? » protesta le garçon qui n’avait pas posé le pied par terre depuis huit mois, et, au prix d’un effort intense, il fit ses premiers pas.

« Le rire est un remède merveilleux », constatait le chef du service psychiatrique.

En France, le Dr Claudia Choux-fleurs (Anne Vissuzaine) en a importé l’idée et fondé en 1991 « Le rire médecin ». 43 clowns, intermittents du spectacle, redonnent chaque semaine du tonus aux enfants malades d’une dizaine d’hôpitaux. 

Connaissez vous la rigolothérapie ? demandait ’15.11.03), le Figaro madame. Il citait, dans nombre de pays, une multitude d’expériences d’hôpitaux où le rire soulageait les souffrances de malades, de clubs où il combat le stress et donne la forme. Il existe sur internet un site officiel et complet des clubs du rire en France : www.clubrire.com

Le Dr Moody, dans « Guérissez par le rire » cite des cas remarquables, nombreux. Dans « La volonté de guérir » (Le seuil) Norman Cousins raconte que, condamné par les médecins pour une spondylarthrite ankylosante, il s’était prescrit à lui même une cure d’émotions positives. Le rire provoqué par des livres et des films drôles y jouait un rôle essentiel.

Il avait une vitesse de sédimentation très élevée et avait noté qu’après une crise de fou rire, elle baissait de plusieurs points, baisse durable et cumulative.

Guéri, il a pu reprendre son activité de journaliste et enseigner à la faculté de médecine de l’université de Los Angeles.

Vieille tradition. Rabelais n’était-il pas médecin et n’écrivait-il pas pour faire rire ses malades ?

Philippe Labro, qui a raconté sa terrible dépression et sa guérison dans « Tomber sept fois, se relever huit » est du même avis. « Absolue nécessité de l’humour et du rire. Le déprimé ne peut plus rire. Or, il faut savoir que le clown n’est jamais éloigné du sage. Et qu’on se renforce en comprenant le ridicule de certains gestes, en acceptant notre part de farce. On s’en moque, on en rit et l’on en sort apaisé, plus clairvoyant »

Cyrano de Bergerac, le vrai, nous a offert un excellent exemple d’humour pour vivre, pour surmonter en riant un handicap et s’en faire un allié.

Dans son « Voyage à la lune », il pose en principe que tout le monde doit avoir un nez puissant. Les nez camus, courts et plats sont l’apanage d’avortons. Celui qui naît ainsi ne doit pas perpétuer l’espèce. Aussi, « on a soin de lui assurer une voix de soprano et on le met en état d’entrer sans danger au sérail d’un grand seigneur. Le mérite se mesure à la longueur du nez. Sans nez, point de valeur, point d’esprit, point de finesse, point de passion, point de finesse, rien de ce qui fait l’homme. Le nez est le siège de l’âme. C’est ce qui distingue l’homme de la brute, car aucun animal n’a le nez fait comme l’homme (Cité par Théophile Gautier)

 

Humour et bonheur

Et n’est ce pas de l’humour pour vivre que ces curieuses définitions du bonheur ?

Il est comme l’argent, assure Françoise Parturier. « Chacun croit que le voisin en est lieux pourvu et qu’il en fait mauvais usage. »

Stendhal observe, mélancolique : « On reconnaît le bonheur au bruit qu’il fait en partant. »

L’espérance, dit Joubert, est un emprunt fait au bonheur.

Et me croirez vous si je vous confie qu’évoquer ces traits empruntés aux uns et aux autres, m’ aide à vieillir avec le sourire ?

Conclure ?

De ce pot pourri on ne peut rien conclure.

Vous croyez ? L’humour ne vaut-il pas ce que vaut l’idée que, sans l’exprimer, il suggère avec élégance et drôlerie ?

Il peut être détestable quand il s’agit d’une grossièreté ou d’une contre vérité, quand il déprécie ce qui mérite d’être respecté, quand, il ne laisse derrière lui que le déséquilibre, l’amertume, la moquerie qui démolit…

Mais ce florilège ne montre-t-il pas qu’on peut rire ensemble et non pas les uns des autres, que le rire franc et cordial qui détend et rapproche, le rire joyeux de l’amitié et de l’amour, cela existe ?

Cet humour là ouvre de larges possibilités, vers le rire qui détend, assouplit l’intelligence, permet de prendre du recul, de nuancer, d’animer son propos et l’expression de ses sentiments.

Il stimule l’attention, la mémoire, aide à la santé du corps et de l’esprit.

Comme la langue d’Esope…ou comme l’intelligence, l’humour est un merveilleux outil dont on peut faire n’importe quoi, dont il ne faut pas faire n’importe quoi.

Tous les sujets ont leur forme d’humour. Le paradoxe pour la philosophie et certaines sciences, la démonstration par l’absurde pour les mathématiques ; pour la médecine, l’homéopathie qui simule le mal afin de le contrer ; pour la lutte, le judo qui utilise la force de l’adversaire.

La ruse est l’humour de toutes sortes de stratégies. Le style et l’éloquence doivent beaucoup à l’humour.

Par jansénisme morose, par une conception étriquée du bon goût, les Français ont trop souvent déprécié leur humour, comme d’ailleurs leur baroque et la fantaisie des jardins. Ils ont une belle revanche à prendre. Il en est temps.

Holà ! Jusqu’où vais je aller ? Vais je prétendre que cet essai pourrait contribuer à la relance de l’humour que j’aime ? éclairer un peu la mystérieuse nature de l’humour ? et la façon de le faire naître, d’en développer le sens ?

Je n’ose l’avouer . J’ai toujours eu des rêves démesurés.

 

IV. DEFINIR: UN DEFI DE DANINOS!

Un défi à relever.

Je sais. Je sais… « Rien n’est plus consternant que la lecture des traités scientifiques, esthétiques, psychologiques – ou prétendus tels – sur le comique, l’esprit et l’humour ». C’est ce que dit, courageusement ou naïvement ? – Georges Elgozy en commençant son livre : « De l’humour ». Il y démontre, après tant et avant tant d’autres, que le rire, le comique et l’humour échappent à toute définition, qu’il est vain de vouloir les enfermer dans une formule.

Les enfermer dans une formule ? Horreur !

Trouver LA définition ? Pourquoi n’y en aurait-il qu’une ? Définir, c’est comparer avec une réalité plus ou moins proche et mieux connue, puis essayer de situer les différence. Pourquoi serait ce impossible. J’essayerai, ce n’est pas mon but.

Ce que je voudrais hasarder ? Non, je ne vais tout de même pas tenter d’améliorer, si peu que ce soit, la qualité de ce qui nous est offert pour nous détendre. Ce serait fantastique, bien sûr, mais c’est trop prétentieux.

Prétendre stimuler ceux qui s’y efforcent, rendre plus fréquent le bon humour qui aide à comprendre, à aimer et à vivre, j’aimerais bien, mais c’est trop ambitieux vraiment.

Apporter quelques idées qui ne soient ni des banalités ni hors sujet, est ce encore possible ?

Si l’on pouvait mieux cultiver la joie, cela se saurait, non ? Allons, cesse de rêver, mon vieux ! Regarde ce qu’on dit ceux qui t’ont précédé.

En achevant son recueil « Tout l’humour du monde », après avoir évoqué, leurs savants et vains tâtonnements, Pierre Daninos pose la question de la façon la plus concise : « L’humour ? »

En guise de réponse, il se contente de citer des mots d’esprit .

« Il y a des fous partout, même dans les asiles » (Bernard Schaw)

« Il est difficile de prévoir, surtout l’avenir » (Storm Petersen)

« L’homme qui est pessimiste avant 48 ans en sait trop. Celui qui est optimiste après 48 ans n’en sait pas assez » (Mark Twain)

J’ai toujours le dessus quand je discute seul (Oliver Goldsmith)

« Les hommes ont un bien meilleur temps que les femmes. D’abord, ils se marient plus tard. Ensuite, ils meurent plus tôt. » (Menken)

« Il ne faisait rien de particulier, mais il le faisait très bien. (William Gilbert)

« Je suis heureuse de ne pas être un homme car, si cela était, je serais obligée d’épouser une femme. » (Mme de Stael)

« Le gentleman, c’est celui qui ne connaissait pas l’histoire que vous racontez » ( O’ Malley)

« Les dix meilleures années de ma vie ? Entre 28 et 30 ans » (L’actrice Anna Magnani)

« Je meurs très au dessus de mes moyens » (Oscar Wilde en voyant la note d’honoraires de son médecin)

« Ah, professeur, j’ai bien failli vous perdre » (Sacha Guitry, ouvrant les yeux après une opération)

« L’annonce de ma mort a été grandement exagérée » (Mark Twain)

Et un vieil oncle, à qui son chirurgien disait : « Vous vous portez comme le Pont neuf. Revenez me voir dans dix ans » et qui répondit : « Si je suis en retard, ne m’attendez pas ! »

Daninos met au défi le plus habile définisseur du monde de faire tenir en une définition de trois lignes, voire de six, tout ce que contiennent ces quelques traits.

Il n’est pas le seul.

Alfred Sauvy, un économiste influent qui a beaucoup pratiqué l’humour, a bien exprimé cette difficulté dans un article de « La revue de Paris », intitulé « Humours : de Kroutschev à San Antonio » . Il commence ainsi.

Après des dizaines de milliers d’années de vie sociale, après trente siècles au moins de psychologie raisonnée, nous ne savons pas bien pourquoi nous rions ou ne rions pas. Un homme peut certes passer toute sa vie dans la gaîté et la bonne humeur, semant l’esprit et le goûtant sans se soucier de cette connaissance.

En tous cas, la bibliographie sur le comique est relativement peu fournie ( ? ? ?) et l’on est surpris du faible nombre de personnes qui se sont lancées dans le sujet et aussi de l’absence presque totale de recherche scientifique à base statistique.

Il serait d’ailleurs assez vain, assez imprudent de se lancer dans la classification de milliers de traits, mots, dessins ou situations considérés comme provoquant le rire ou ayant cette intention, sans avoir, au préalable, quelqu’idée sur la façon de classer, donc une théorie assez poussée, qui se modifierait sans doute au gré des résultats.

Est ce vraiment impossible?

C’est ridicule, je sais, mais j’ai toujours été tenté par les problèmes impossibles. Tenter de mieux cerner l’humour n’est pas un cauchemar. C’est un jeu qui en vaut bien d’autres.

Il est impossible de donner de l’humour une définition synthétisant l’ensemble de ses constituants. C’était l’une des doctes conclusions de la première conférence internationale sur l’humour (Cardiff 1976).

Il ne semble pas que malgré de nombreuses, savantes et souvent ennuyeuses approches , les recherches plus récentes l’ait démentie.

Vraiment impossible ? Ne peut-on au moins approcher un peu ?

S’il vous plait, laissez moi rêver, donc essayer. Oui ! Je vais vous dévoiler d’un seul coup les secrets de l’humour cachés depuis l’origine des temps. D’accord ?

Hélas, c’est beaucoup plus que je ne puis faire, mais proposer quelques approches pour comprendre pourquoi nous rions ou sourions, pour apercevoir quelques conditions qui semblent commander l’humour, puis pour chercher des moyens de cultiver, d’améliorer votre humour, ce ne serait déjà pas si mal.

Vous vous défiez. Normal. Si l’on vous propose de telles conditions, vous demanderez à vérifier qu’elles s’appliquent à la variété des formes d’humour, si elles en expliquent les limites, si l’on les retrouve bien quand l’humour atteint l’excellence.

Ce sera notre itinéraire.

D’abord, de ci, de là, à travers des exemples, en nous demandant pourquoi nous rions, nous tâcherons d’apercevoir quelles sont les conditions, les constantes de l’humour.

Nous nous demanderons ensuite : sont-elles compatibles d’abord avec la variété des formes d’humour ? avec ses limites ? enfin avec quelques exemples dont la qualité m’a paru remarquable.

Cette fois, vous craignez que cet itinéraire ne soit long. Vous avez raison. Mais nous le suivrons en compagnie de toutes sortes d’humoristes qui n’engendrent pas mélancolie.

 

V POURQUOI RIONS NOUS OU SOURIONS NOUS?

Comment riaient nos ancêtres dans leurs cavernes ? Ils ne nous l’ont pas dit.

Jean Eiffel a dessiné Adam et Eve, seuls au Paradis terrestre, jouant à « Coucou ! Qui est ce ? »

Peut être a-t-il eu des informations vraiment exclusives… Il suggère en tous cas que l’humour a pu naître d’une complicité d’amoureux qui se racontent des salades, sûrs de n’être pas crus mais de pouvoir rire ensemble. Pas idiot.

Complicité ? Tiens. Un mot à retenir.

Le sourire apparaît sur le visage de Bébé, avant le rire, très tôt. Il répond, en l’imitant, au sourire de Maman, de Papa, des proches.

C est un langage de complicité : on sourit ensemble et c’est bon. En souriant, j’attire, je retiens, je calme, je me fais pardonner, j’interroge…

Lien merveilleux entre les êtres, le sourire suggère : « Je comprends et j’accueille même ce que tu ne dis pas. Je suis prêt à te comprendre même si tu plaisantes ou si tu te trompes. Je te demande la même ouverture, la même intelligence, une intelligence où la sympathie a beaucoup de part. »

Le sourire, discret, nuancé, prélude au rire. Il exprime une complicité chaleureuse.

Il apporte un vif plaisir qui sera recherché de bien des façons. Ce peut être un appel qui encourage l’autre à l’humour ou qui cherche des complices.

Sans complicité, on ne peut que rire tout seul, et ce n’est pas très drôle.

Le célèbre sourire des Chinois exprime l’accueil, l’amitié. Il relativise les ennuis de la vie.

Le sourire et le rire

Le sourire ou le rire? C’est tout autre chose. Cela n’a rien à voir. La preuve, c’est que…C’est que…

Non. Il n’y a pas de preuve. Au contraire, rire et sourire couvrent un large territoire commun.

A l’origine du rire, le cri de victoire, la joie du succès ou le soulagement après la crainte.

Le V, les bras levés et écartés évoquent moins une lettre de l’alphabet qui le mouvement du visage qui rit, la tension, brusque ou progressive, vigoureuse ou discrète, des muscles zygomatiques qui tirent vers l’oreille les coins de la bouche, plissent les joues, font saillir les pommettes, pincent, allongent les yeux et les prolongent sur les tempes par de petits plis en éventail.

Les sportifs qui viennent de gagner rient de toutes leurs forces. C’est le rire de Zorro ou celui de la jeune fille :

« Je ris de me voir si belle en ce miroir »

C’est le rire de l’enfant que son père chahute, fait mine de laisser tomber pour le rattraper juste à temps. « Bateau sur l’eau… »

Ce rire comporte un temps d’inquiétude, puis de soulagement, plus ou moins rapide et intense selon la confiance, la complicité qu’a l’enfant avec son père. Si elles manquent, au lieu de rires ce seront des pleurs.

De l’humour qui fait pleurer ? Bigre ! Eh oui, cela arrive quand il manque sa cible. C’est un jeu auquel, parfois, on peut perdre. Ce n’est pas grave et c’est si bon de gagner.

Le rire du petit enfant a été provoqué volontairement. Le père a créé un faux danger pour le plaisir de faire rire d’une victoire imaginaire. Nous y voyons poindre l’humour, l’art de provoquer volontairement la rire ou le sourire.

Le même motif fera rire l’un et sourire l’autre, fera rire ou sourire la même personne selon son humeur ou les circonstances du moment. Je n’essayerai pas de les distinguer et j’emploierai indistinctement un terme ou l’autre.

Tout au long de l’enfance va pouvoir se développer de bien des manières le rire de victoire et de soulagement, le sourire qui dit : « J’entre dans ton jeu. J’accepte d’être complice. Je comprends ce que tu veux exprimer quand tu dis autre chose. C’est pour rire que tu m’as fait peur… »

C’est tout cela, le sens de l’humour.

Le jeu, les farces qu’on se fait entre enfants ou avec des adultes, les devinettes, les clowns, les jeux le feront mûrir.

Tout cela, si c’est vrai pour les enfants, ce ne l’est pas pour les adultes dont l’esprit est radicalement différent.

Cela, c’est ce que pensent ceux qui sont allergiques à l’humour, pour qui le sérieux… ou ce qu’ils tiennent pour tel…, est la seule vraie valeur.

Ceux qui aiment l’humour ont toujours su garder une précieuse dose d’enfance.

Peu à peu, à mesure que se développe l’esprit, s’élargit et se diversifie le domaine de l’humour.

Peut-on tenter d’apercevoir un cheminement ? une unité dans la diversité ?

Ce ne sera pas simple. L’esprit humain ne l’est pas. Puis je faire confiance à votre intelligence, à votre complicité ?

Le rire homérique

De quoi riait-on au temps d’Homère, il y a quelque 3.000 ans ? Etait ce différent ?

On parle de rire homérique. A vrai dire, les héros d’Homère maniaient plus volontiers l’épée que l’humour, la colère que le rire.

Après sa victoire sur Hector, Achille « exulte » : « Insensé, lui dit-il à peu près, tu pensais sans doute, en tuant mon ami Patrocle, rester indemne. Tu ne te méfiais pas de moi. Mais, à l’écart se tenait un vengeur beaucoup plus fort que toi. C’était moi qui viens de te tuer. »

Exulter, est ce rire ? En tous cas, c’est un cri de victoire. Achille tournait en dérision l’erreur d’Hector qui avait méconnu sa propre valeur.

Ménélas écoute « avec un léger sourire » Télémaque faire une description trop pessimiste de son île d’Itaque. C’est déjà le sourire d’écoute bienveillante qui exprime l’affection, la confiance. Ailleurs, Homère note sur les lèvres d’Ulysse « un sourire de bonté ».

« Mon cœur tressaillait d’une joie secrète », se souvient la belle Hélène qui, seule, avait percé la ruse d’Ulysse entré dans Troie en habit de mendiant.

Les dieux rient beaucoup dans l’Olympe, mais ce rire n’est pas toujours du meilleur goût, tant s’en faut.

Rire de victoire, sourire de bienveillance, sourire de celle qui a compris un sens caché… N’approchons nous pas du moment où nous pourrons soupçonner quelques conditions de l’humour ?

A l’affût pour apercevoir

quelques conditions de l’humour

Les conditions sont toujours difficiles à cerner, à remplir ensemble. Que peuvent bien être les conditions de l’humour?

Sous Hitler, une bonne fée avait promis que tous les aryens blonds seraient intelligents, sincères et nazis. Une fée Carabosse avait confirmé que, dans leur ensemble, ils auraient ces trois qualités mais… elle avait ajouté que chacun n’en aurait que deux. Il y avait donc des aryens blonds intelligents et nazis, mais pas sincères, ou sincères et nazis, mais pas intelligents, ou encore intelligents et sincères, mais pas nazis.

Des conditions compatibles ? Pas évident !

S’amuser avec ses proches ? Beaucoup y réussissent. Faire rire à volonté, amuser une salle, c’est beaucoup plus subtil.

Françoise Dorin, fille de chansonnier et auteur de comédies et de romans pleins de talent, disait un jour à Bernard Rapp : « Les gens se font beaucoup plus rire entre eux que nous, les professionnels, ne savons les faire rire. »

Nous demandons beaucoup d’humour au théâtre, au cinéma, à la télévision, aux journalistes, à nos proches. Ce qu’on nous sert est parfois bon … parfois, mais si souvent pauvre, amer, méchant.

Progresser, apprendre à mieux nous servir de l’humour de qualité, celui qui détend, aide à deviner, exprime des nuances subtiles ? Impossible !

Impossible ? Et si ce n’était que difficile…

Tenter l’aventure, prendre le risque de préciser les conditions nécessaires et suffisantes de l'humour ? de dire, pour répondre au défi de Daninos, pourquoi l’humour est si divers ? Il faut être fou !

 Je le suis hélas… M’accompagnerez vous ?

Que se passe-t-il dans l’esprit du rieur au moment où la plaisanterie va déclencher le rire ou le sourire ?

Prenons le premier des exemples que citait Daninos : « Il y a des fous partout, même dans les asiles ». Pourquoi est ce drôle ?

C’est drôle tout simplement. Si vous cherchez à l’expliquer, vous allez patauger entre pédantisme et fantaisie, tuer l’humour qui s’envole comme l’oiseau qu’on tente d’approcher.

Pourtant, à la jumelle…

Que comprenez vous ? Que beaucoup de fous sont hors des asiles dont les pensionnaires ne sont pas les plus fous.

C’est ce que nous comprenons, mais est ce qui est dit ? Non. « Même dans les asiles » vous a suggéré autre chose que ce qu’il dit. Vous supposiez, plus ou moins instinctivement, on vous avait dit que les pensionnaires des asiles étaient fous et que les autres ne l’étaient pas. «C’est calculé pour… » aurait dit Fernand Reynaud « Même dans les asiles » rectifie l’idée reçue et l’on rétablit aussitôt « la vérité ».

Notre sourire signifie : « Je vous ai compris et cela m’amuse »

Second exemple : « Il est difficile de prévoir, surtout l’avenir » Il est difficile de prévoir l’avenir est banal. Tout l’humour est dans « surtout ». Il fait comprendre que certains prétendent prédire l’avenir alors qu’ils ne connaissent que le passé… et encore… A moins qu’on ne s’amuse de ceux qui connaissent mal le sens du mot « prédire ». « Surtout » révèle une « erreur », et le sourire indique qu’on l’a décelée.

« L’égoïste, c’est celui qui ne pense pas à moi », disait Labiche. Ne nous dit-il pas ainsi que nous sommes tous des égoïstes ? Non. Il ne le dit pas. Il nous laisse le soin de le comprendre et d’en sourire.

Ces trois exemples le montent : chaque trait n’a rien à voir avec les autres. C’est évident.

Ressemblances ?

Evident ? N’apercevez vous pas de petites ressemblances? Non ? Puis je vous poser quelques questions ?

Ce que comprend le rieur est ce, littéralement, ce qui a été dit ?

Entre les deux, ne se glisse-t-il pas une opposition, un contraste, une anomalie, une différence significative ? Le rieur n’a-t-il pas dû comprendre, deviner, interpréter ? S’il sourit, n’est ce pas parce qu’il y a réussi, qu’il est complice.

Apercevez vous avec moi plusieurs éléments ?

La « matière première » de l’humour comporte toujours une certaine dualité : une « erreur » s’oppose à une « réalité », une « anomalie » à un « normal »

Les deux éléments ne sont pas sur le même plan. Celui qui est exprimé est plus ou moins « faux ». Celui qu’on laisse deviner est plus ou moins « vrai »

Distinguez vous aussi deux rôles, tous deux actifs ? L’un plaisante et l’autre accueille la plaisanterie.

Le premier a senti qu’il y avait matière à humour. Il a trouvé un moyen d’exprimer, non pas ce qu’il veut dire, mais quelque chose de différent.

Ce n’est pas facile, mais les possibilités n’en sont ni moins multiples, ni moins diverses.

De plus, celui qui plaisante a offert à son partenaire le moyen de savoir, ou de deviner, qu’il ne parle pas sérieusement, que son propos cache autre chose que ce qu’il dit.

C’est ce qu’en simplifiant beaucoup, j’appellerai « le clin d’œil ».

Le rôle de celui qui accueille l’humour – je l’appellerai le rieur ou le complice – n’est pas moins important que celui qui plaisante. C’est lui qui peut, ou non, remarquer, accueillir ou deviner le clin d’œil, lui qui peut, ou non, avec l’aide de ce qu’il sait déjà, de sa culture, retrouver le « vrai » à partir du « faux », lui qui peut, ou non, s’intéresser à ce qui est suggéré, y prendre plaisir et exprimer ce plaisir d’avoir réussi par un sourire ou un rire complice.

Erreur, clin d’œil, complicité

Apercevez vous quelques conditions dans cette tentative de disséquer l’humour ? Je crois en voir trois.

D’abord une « erreur » ou une « anomalie » cache une « vérité » intéressante, mais qui n’est pas littéralement exprimée, ou au moins pas tout de suite.

Ensuite, un « clin d’œil » incite à chercher un autre sens que le littéral.

Enfin, un complice capable de comprendre ou de trouver « la vérité » accueille la plaisanterie et y prend plaisir.

Erreur, clin d’œil, complicité: Pouvez vous retenir ces trois mots? C’est une hypothèse de travail.

Essayons de mieux saisir ces trois clés. Pourraient-elles – ce serait merveilleux – aider à ouvrir des fenêtres discrètes vers l’humour ? Regardons y de plus près.

Toute erreur s’oppose à une vérité, le vrai au faux le faux au vrai, le oui au non. L’humour joue sur des éléments opposés. Pas seulement sur des nuances. Il faut aller jusqu’à se tromper franchement, jouer avec la « vérité », avec l’incohérence ou l’absurdité, mais, pour être drôle, l ‘« erreur » doit être significative, intéressante. Une faute d’orthographe n’est pas drôle, sauf si elle est révélatrice.

Un dessinateur avait représenté un peintre en train d’écrire sur le linteau d’une porte. Passe son patron qui lui dit : « Au lieu de regarder les starlettes, vous devriez surveiller votre orthographe » Il avait écrit : fesstival de Cannes »

L’erreur significative est la matière première de l’humour. C’est la première des trois clés.

La seconde, c’est un signal. Il peut être exprimé ou sous entendu, suggéré, évident, implicite, discret ou appuyé. Il incite à prendre une distance par rapport à ce qui est dit, à en chercher le sens caché.

La troisième clé, c’est la connivence de celui qui en sait ou en devine assez pour comprendre le sens caché de ce qui est exprimé, qui est assez complice pour l’accueillir, ce qui le conduit à rire ou à sourire, manifestant qu’il a compris.

Vrai ou faux, tout cela ? Voire. Il faudrait des précisions, d’autres exemples.

Vérité…relative

Entendons nous d’abord sur le vocabulaire. C’est l’une des difficultés du sujet.

J’appelle « le rieur », celui qui accueille l’humour et qui rit ou sourit, afin de le distinguer de celui qui plaisante ? Les termes sont mal choisis. Pardon. Je n’ai pas trouvé mieux. C’est arbitraire car il est fréquent que celui qui plaisante rie lui aussi, ce qui peut être un clin d’œil pour entraîner celui qui l’écoute. Il adore souvent rire lui aussi, mais il faut distinguer les deux acteurs.

Chaque fois qu’il s’agit d’erreur, nous aurons à distinguer deux propositions, l’une mauvaise, fausse et l’autre bonne, vraie.

Pauvres de nous ! dans quels abîmes philosophiques allons nous sombrer ? Qu’est ce que la vérité ?

Nous contournerons le débat. Convenons - sans doute l’avez vous déjà deviné - que les guillemets sous entendent : « ou ressenti, prétendu tel au moment où l’on parle »

Un ami racontait une histoire à deux petites filles. « Est-elle vraie, ton histoire ? » demanda l’une d’elles, sceptique. « Une histoire est vraie pendant qu’on la raconte » coupa l’autre, péremptoire.

C’est ainsi que nous parlerons du « vrai », du « faux » de l’ « erreur », du « bien », du «mal » , etc.

Ce seront pour nous des valeurs…relatives, des valeurs toutes relatives et nous y gagnerons beaucoup de temps et de clarté.

L’humour propose et, pour proposer, il faut pouvoir être compris. Un « clin d’œil » sera nécessaire si l’offre n’est pas évidente ou si elle est difficile à apercevoir. Elle risque, en effet, de ne pas l’être quand l’ « erreur » qu’il va falloir rectifier est fine, subtile, ce qui est souvent le cas dans le bon humour.

Complicité. Le rire ou le sourire sont des réponses, des gestes d’accord. « Le rire est un dialogue » disait fort bien un jour l’actrice Edwige Feuillère.

Mais cet accord exige un ensemble complexe de conditions. Les une dépendent de celui qui propose, d’autres de celui qui accueille. D’autres encore du contexte. Elles sont, le plus souvent, implicites, inexprimées, de sorte que l’accord paraît immédiat, spontané.

Acheter un pain est un accord. Je parie que vous ne vous êtes jamais aperçu que cela suppose un ensemble complexe de conditions ?

Le boulanger doit avoir fait du pain. Il faut qu’il lui en reste, que vous ayez besoin de pain et l’argent nécessaire, que vous ayez dans votre boulanger une confiance suffisante, qu’il n’y ait pas trop de clients dans la queue, que vous n’ayez pas oublié votre porte monnaie ou puissiez obtenir crédit, etc. Mais rien de tout cela ne vous effleure. L’accord est simple, immédiat, évident.

De même, le sourire et le rire dépendent d’un ensemble de conditions que vous n’apercevrez pas parce que vous n’avez aucune envie de prendre la peine de décortiquer l’échange. Vous riez ou non, de même que vous achetez ou n’achetez pas, c’est tout.

Pouvons nous tenter d’observer de plus près les conditions de l’humour comme on peut, un jour où l’on est curieux ou quand on est en panne, lever le capot d’une voiture pour tâcher de comprendre comment elle fonctionne ?

Cela ne nous empêchera pas, heureusement, tous les autres jours, de le tenir soigneusement fermé et de nous promener en paix sans nous poser plus de questions que lorsque nous achetons du pain.

 

VI. COMMENT FAITES VOUS, PRINCES DE L’HUMOUR?

Ce n’est pas drôle, ce mécanisme sommaire de l’humour. C’est sec et décevant comme des rouages, des leviers. Pour qu’il prenne vie, il faudra que des virtuoses, que des princes de l’humour, sachent les vêtir comme à Noël, à la vitrine des magasins, des artistes habillent poulies et moteurs pour les transformer en toutes sortes de personnage pleins de fantaisie.

Comment s’y prennent ces princes de l’humour ? Retrouve-t-on dans leurs propos les trois conditions que je crois avoir aperçues : une « erreur » significative, si nécessaire un « clin d’œil » qui la relativise, enfin un complice qui l’accueille et la rectifie en souriant ? Ecoutons en quelques uns. Nous en observerons beaucoup d’autres plus tard.

« La boue de Paris, remarquait Jules Renard, fait des taches blanches sur les pantalons noirs et des taches noires sur les pantalons blancs »

Faux, bien sûr. Et pourtant, cette affirmation éveille un résonances. Les taches grises, par contraste, semblent noires sur le blanc et blanches sur le noir. Mais le dire ainsi, en langage direct, c’est plat.

Quand Renard nous fait sourire, cela signifie à peu près : « Toi, tu nous contes des balivernes, mais nous nous comprenons. » Rire ou sourire expriment cet accord.

Et nous y retrouvons :

- une « erreur » proposée pour rire. « erreur » intéressante puisqu’elle conduit à évoquer une curieuse « vérité »

- Cette « erreur » est assez évidente pour que le clin d’œil soit implicite.

- Un complice rectifie l’erreur, et manifeste qu’il accueille la plaisanterie alors qu’il pourrait hausser les épaules en grognant « Idiot ! »

Les trois conditions sont réunies.

« J’ai toujours le dessus quand je discute seul » disait Oliver Goldsmith, cité par Daninos.

L’ « erreur », c’est qu’on ne peut discuter seul, avoir le dessus sur soi même. « Faux », bien sûr, mais pas tout à fait…. Bonne occasion de nous suggérer, sans se permettre de nous le dire, que lorsque nous discutons vraiment, nous n’avons pas toujours le dessus, que nous remportons parfois de belles victoires… imaginaires quand l’adversaire est absent.

Là encore, l’absurdité du propos dispense de clin d’ œil. Le sourire veut dire « Compris. D’accord.»

Mais dans d’autres cas, le clin d’œil est nécessaire.

Nous parlions avec une infirmière du statut de sa profession. Nous disions qu’elle était bien payée, que le travail y était facile et les horaires, propices à la vie de famille.

Ses très jeunes filles écoutaient, inquiètes, ne sachant que penser. Quand nous leur avons fait comprendre que nous plaisantions, elles ont ri de bon cœur.

E il st fréquent que ce soit le clin d’œil qui déclenche le rire.

Une institutrice a incité ses élèves à faire une bonne action. Elle interroge. « J’ai fait traverser la rue à une vieille dame. - Très bien. Et toi? » Même réponse du second, du troisième, du quatrième et du cinquième. « il y avait tant de vieilles femmes à faire traverser? - Non, Madame, c’était la même - Et il a fallu vous y mettre à cinq? - Oui, On a eu du ma. Elle ne voulait pas traverser! »

Nous avons retrouvé tout l’essentiel du mécanisme. L’ « erreur » volontaire, la plaisanterie qui dit autre chose que ce qu’elle suggère, la nécessité d’en savoir assez pour chercher et deviner la « vérité », la complicité de celui à qui elle s’adresse, le rire ou le sourire qui expriment la compréhension, l’accord au delà de ce qui est dit, mais aussi la nécessité d’être averti, d’une manière ou d’une autre, aussi discrète que possible, qu’il faut chercher au delà du sens littéral.

Et voilà ! ? C.Q.F.D.. Le problème est résolu ! ! !

Des formes très variées

Résolu ? Doucement. Ce n’est qu’une approche très sommaire. Elle va devoir faire ses preuves et vous n’êtes pas gagnés d’avance. C’est une hypothèse fragile.

Cela ne sert à rien les hypothèses. On en fait autant qu’on en veut. Autant en emporte le vent.

Vrai.

Vrai en partie. Elles ne servent à rien quand on ne prend pas la peine de faire le tri, de vérifier, d’écarter celles qui ne cadrent pas avec l’expérience. Mais si l’on en use comme d’une ligne de départ, quand le coup de pistolet du starter vous lance dans un effort fécond, c’est une étape essentielle dans la course au progrès, un outil.

Essayons de confronter notre timide approche avec la variété des formes de l’humour.

Oui mais, elle est infinie comme le nombre de grains de sable du rivage.

Prenons des échantillons. Nous verrons s’ils cadrent avec les trois conditions entrevues.

Les trois conditions peuvent-elle se réaliser de façons très diverses ?

Nous regarderons d’abord la complicité, puis le clin d’œil, enfin la plus foisonnante des trois, l’ « erreur ».

Qui dit variété dit grand nombre. Je serai donc long. Pardon.

Heureusement, avec de sympathiques humoristes, nous serons en plaisante compagnie. S’ils agrémentent votre voyage, remerciez les avec moi.

 

VII. 153 FACONS D’ ETRE COMPLICE

Condition essentielle et souvent méconnue de l’humour : l’accueil, la complicité, la connivence du rieur. Y a-t-il vraiment tant de façons d’accueillir ?

Il faut avoir l’esprit ouvert. Ce peut être inné. Ce peut être acquis. La sympathie ou l’antipathie, l’humeur , la santé, le froid ou le chaud, la pluie ou le soleil, toutes sortes de précédents peuvent donner à ce qui peut être de l’humour une résonance différente.

L’accueil demande aussi des connaissances préalables ou au moins l’aptitude à deviner ce qui est suggéré derrière l’ « erreur ». Exemple. Un gamin, boulevard st Germain, demande à sa mère : « C’est qui, cette statue ? – regarde sur le socle – Il n’y a pas son nom, seulement son numéro de téléphone : Danton 1793 ». L’histoire ne peut éveiller aucun écho pour ceux qui ne sauront jamais ce qu’étaient naguère les numéros de téléphone et qui ont oublié la date de la mort de Danton..

L’accueil exige parfois une agilité d’esprit, une aptitude à dépasser le sens littéral, qui n’est pas donnée à tout le monde, qui peut exiger un entraînement, une habitude, une ambiance, une attente.

Je crois que les Anglais ont, plus que d’autres, cette habitude, cette en attente d’un langage décalé qui va les faire rire. Vrai ou faux ?.

La plus belle complicité est celle de l’amour. Les amoureux, souvent, ne cessent de rire parce qu’ils se comprennent en disant n’importe quoi.

L’humour est donc très différent selon les connaissances, les aptitudes, l’état d’esprit et la sensibilité de ceux à qui il s’adresse.

Les familles, les professions, les pays ont un humour qui leur est propre, inintelligible ou indifférent pour les étrangers parce qu’ils évoquent des faits que ceux ci ne connaissent pas, qui leur sont indifférents ou qui les agacent.

Par exemple cette définition : « La diplomatie consiste à rédiger, en termes mesurés, et à télégraphier, en code, le jour même, ce que toute la presse a très clairement expliqué... la veille ». Elle est beaucoup plus amusante pour les journalistes que pour les autres. Le diplomates, eux, ne la trouvent pas drôle.

Des complicités professionnelles permettent de plaisanter avec la langue de bois.

Certaines horreurs, répulsions ou craintes sont communes à toutes les époques, à tous les milieux… en revanche, toutes sortes de solidarités peuvent, quand les autres conditions sont remplies, diversifier les humours.

Les Flamands demandaient : « Le soldat inconnu était-il flamand ou wallon ? » Réponse : « Il était flamand. Wallon, il eût été officier » Cela va vous surprendre mais ce trait fait beaucoup plus rire le Flamands que les Wallons.

On fait beaucoup plus rire en Inde qu’en Grande Bretagne quand on constate que Londres est devenue uns colonie de l’empire indien.

Un magnifique exemple de complicité féconde nous est offert par le comte Philippe Pozzo di Borgo et Abdel, invités de Mireille Dumas le 2.10 01. Riche, sympathique, habitant un magnifique hôtel particulier dans le VIIe, le comte est grabataire à la suite d’un accident de parapente. Il est veuf, un cancer ayant enlevé sa jeune femme.

Il passe une annonce. Un jeune chômeur beur arrive sans illusions. Il vient seulement chercher une signature qui lui permettra de prouver à l’A.N.P.E. qu’il cherche du travail. Avant de signer, le comte lui demande ce qu’il sait faire. Abdel est costaud, très, dynamique, vivant.

Et le miracle se produit. Il s’entendent à merveille dans la bonne humeur. Et Abdel réussit à faire de Philippe non pas, hélas, un homme debout, mais un homme assis dont l’esprit et le langage fonctionnent très bien. Ensemble, ils ont raconté leurs aventures dans un livre et se préparent à lancer au Maroc un complexe de loisirs.

Seul Abdel, qui a le bacc. moins cinq, n’aurait pas obtenu un sou d’un banquier, mais avec Monsieur le comte qui, lui, a beaucoup mieux que le bacc. plus cinq…

Et ils ne cessent de plaisanter. « Avec l’humour, on récupère beaucoup de choses », dit Philippe.

Les époques ont leur humour. Il fait ressurgir, sans qu’on ait à le dire, des faits, des chansons, des slogans connus de tous à ce moment et oubliés depuis.

Certains humours font allusion à des défauts, ou travers, vrais ou supposés, traditionnellement admis, mais pas forcément par tous.

Un membre d’un groupe dont on sourit peut faire de l’auto-dérision et trouver chez les autres une complicité facile.

Woody Allen, virtuose du célèbre humour juif,, en use volontiers. « Cette montre, disait-il, j’y tiens beaucoup. Elle m’a été vendue par mon grand père sur son lit de mort »

La complicité et l’accueil éclairent donc le sourire et le rire des amoureux, des copains, des familles, des professions, de ceux qui partagent certaines connaissances, certains souvenirs, certaines sensibilités, une certaine culture. Ils expliquent une part de la large variété de traits d’humour.

Et si vous n’avez pas trouvé les 153 façons d’être de connivence, cherchez vous même. Je suis sûr que vous les trouverez .

 

VII. 223 TYPES DE CLINS D’ŒIL

La complicité qui permet l’accueil, était l’une de nos trois conditions. Encore faut-il, et c’est la seconde, que le message, assez erroné pour être drôle, puisse être reconnu, que le complice soit sur la voie.

C’est la question du « clin d’œil » qui va expliquer, elle aussi, une large diversité.

Là vous allez m’arrêter. Vous avez horreur qu’on vous dise s’il faut rire ou non. Vous êtes bien capable de savoir vous même si c’est drôle.

Vous êtes d’accord avec Cavanna quand il écrit, dans « Mignonne allons voir si la rose… », « le point d’ironie, c’est comme les rires pré-enregistrés : ça flanque tout par terre. L’humour doit être imperturbable. C’est justement parce que le cocasse est celé et que le lecteur le découvre tout seul que l’ironie jaillit. L’ironie, l’humour, appelle ça comme tu voudras, est une connivence entre l’auteur et le lecteur. Un clin d’œil à peine esquissé, pas un coup de cymbales. Placer un point d’ironie serait afficher en grosses lettres : « Ici, il faut rire » »

D’accord, Cavanna. Un clin d’œil à peine esquissé quand cela suffit, mais un clin d’œil tout de même.

Bien sûr, il est plus agréable de déceler soi même l’ « erreur », de rétablir la « vérité » sans y être aidé, chaque fois que l’ « erreur » est assez claire pour que vous puissiez reconnaître le jeu du trompeur, saisir le sous entendu, ou quand on a affaire à un plaisantin patenté.

Mais l’humour qui se passe de clin d’œil n’est pas toujours le plus fin.

Celui qui lance une grosse plaisanterie, une invraisemblance ou une incongruité manifestes a tout intérêt à rester imperturbable.

En revanche, quand l’humour porte sur de fines nuances, quand celui à qui l’on s’adresse n’a pas le moyen de savoir si celui qui parle exprime sa pensée ou veut suggérer autre chose, quand on se demande « si c’est du lard ou du cochon », quand on risque, si l’on rit, d’avoir l’air idiot, un clin d’œil est un appel à la complicité.

On en use quand elle n’est ni évidente, ni pré-établie, quand on veut manœuvrer l’interrupteur pour que le courant passe.

Le point d’ironie?

Il peut prendre des formes très diverses. Le point d’ironie, s’il existait, pourrait en être une.. parfois. Placé après un propos qui pourrait fort bien être sérieux, il voudrait dire alors, non pas « C’est ici qu’il faut rire », mais seulement : « Ne prenez pas à la lettre ce que je vous ai dit. A vous de découvrir ce que je pense vraiment. Quand vous l’aurez trouvé, il se pourrait que cela vous fasse rire. »

Parfois, le signal est presque imperceptible. Un de mes amis avait enregistré à la radio, au début de 1968 je crois, une conférence de presse. J’y commençais à peu près ainsi une question au général de Gaulle : « Ceux qui ont spéculé sur l’or ont eu une analyse assez proche de la vôtre…. »

On entendait alors sur la bande un éclat de rire de la salle. Mon ami ne la comprenait pas. C’est que le Général avait réagi d’un geste de la main, d’une mimique désolée qui voulait dire : « Encore un qui… » Ce « clin d’œil » avait suffi.

C’est le cas d’un simple mot, d’un geste, d’une grimace, qui suffisent à retourner le sens d’un propos et à le rendre drôle. Louis Funès y excellait.

Certains dessinateurs en usent en virtuoses, tel celui qui pour Assimil, devait illustrer la phrase : « Voulez vous acheter une voiture ? ». Il la mettait dans la bouche d’un conducteur qui venait de réduire la sienne en accordéon en rentrant dans un arbre.

Le signal peut être un mot, un geste, une dissonance qui fait partie du mot d’esprit ou qui, de l’extérieur, le contredit.

La litote peut être un excellent clin d’œil. Exemple : Bourvil, le volant arraché à la main, dit à Funès qui vient de réduire sa 2 CV en bouillie. « Comme cela, elle marchera moins bien,… forcément. »

Le clin d’œil peut être discret ou gros comme une maison, soudain ou progressif, précédé par un doute qui monté, qui monte, jusqu’à ce que le vase déborde…

Quand Brassens chante, parlant de ses copains :

Ils m’accompagnent à la mairie

Chaque fois que je me marie…

C’est douteux, mais, après plusieurs divorces…

Quand il ajoute :

Chaque fois qu’je meurs, fidèlement…,

alors, c’est évident, il se moque gentiment de nous.

De qui est cette définition malicieuse : « Un ami, c’est quelqu’un qui vous connaît bien et qui vous aime quand même » ? « quand même » est un très joli clin d’œil. Sans lui, on prendrait le propos au sens littéral, banal, sans chercher plus loin.

On rit volontiers des erreurs des autres ; un peu moins de ses propres erreurs mais quand on est complice, quand on a le sens de l’humour, quand l’erreur est piquante, on en rit bien souvent.

Pendant les interminables attentes aux portes des conseils des ministres européens, un confrère anglais s’amusait ainsi à parodier les rectificatifs officiels.

Nos soldats ont été attaqués par une puissante armée.

Précision ultérieure : l’effectif des assaillants était relativement faible, mais leur armement était redoutable.

Mise au point : Les assaillants n’ont pas osé s’attaquer à nos troupes qui étaient prêtes à leur répondre.

Nouvelle précision : il ne s’agissait que de manœuvres d’entraînement.

Dernier communiqué : les vérifications ont montré qu’il s’agissait de scouts organisant un grand jeu.

Le rectificatif, même et surtout s’il se limite à une nuance esquissée, à un léger doute, à un étonnement, est un clin d’œil. L’humour se cultive comme les choux…ou presque, n’est ce pas ?

Signal très fréquent : le rire ou le sourire, discret ou non, de celui qui plaisante ou d’un complice. Le rire est contagieux parce qu’il incite l’autre à chercher un autre sens que celui qui se présente d’abord.

Il est très naturel de dire certaines choses en riant ou en souriant . Les amoureux ne sont pas les seuls à le savoir. Les auteurs de comédie n’ignorent pas qu’il est utile, à condition de n’en pas abuser, d’avoir dans la salle des complices qui déclenchent l’hilarité.

De là à apprécier la rires en conserve dont abuse la télévision, il y a, bien sûr, un grand pas que nous ne franchirons pas.

Le signal est souvent une rupture, un terme qui détonne dans une série, dans un ensemble, dans des propos qui, jusque là, semblaient logiques. Exemple, cette définition dont le succès est assuré dans certaines assemblées : « Le cadre est un objet de luxe destiné à être pendu »

Le signal peut être une invraisemblance.

Entendu un jour ceci. « Mon voisin était en slip de bain et j’ai vu qu’il avait au ventre une grande balafre. Quand j’ai dit à sa femme : « je suppose que ce n’est pas vous qui l’avez étripé avec votre couteau de cuisine », elle a tout de suite compris que je ne parlais pas sérieusement. »

Le signal peut être l’énormité d’une erreur pourtant explicable. Le père de Popek se débrouillait en français comme il le pouvait. Il demanda à l’orchestre d’un café concert de lui jouer le samovar. « Désolé, nous ne connaissons pas. – Comment ? Tout le monde connaît cela, voyons… » Et il entonne à pleine voix : « Vous qui passez samovar »

Le signal peut être une absurdité significative. « On devrait mourir tous les jours. On n’aurait que des amis » disait Françoise Dorin

On ne peut pas toujours savoir si celui qui parle plaisante ou non. Le sait-il toujours lui même ? Or, celui qui rit de ce qui n’est pas une plaisanterie ou qui ne rit pas avec les autres se sent souvent ridicule. Les « pince sans rire » sont parfois très drôles (j’ai dit parfois), soit parce que leurs propos sont assez incongrus pour que les autres en devinent le vrai sens, soit parce que leur réputation, leurs opinions ou une réputation déjà établie incitent à chercher un autre sens à ce qu’ils disent.

Qui plaisante sur un ton sérieux peut être fort amusant pour le public qui le connaît. L’humour britannique ne serait-il pas, en large partie, permis par une habitude des anglais de rechercher plus facilement que d’autres peuples, un sens caché à ce qu’on leur dit ?

Contrepartie, le « pince sans rire » prend le risque de tomber à plat, de n’être pas compris, de ne pas éveiller de complicités, d’agacer, de mettre les autres dans l’embarras.

Ce peut être un moyen de se moquer, mais c’est alors un plaisir solitaire. Rire tout seul, cela fait un peu bête, non ?

Celui qui plaisante sait-il toujours où placer la limite entre le sérieux et l’humour ? Pas sûr.

« Sait-on, dites vous, quand je ris et quand je suis sérieux ? Celui qui le saurait serait plus malin que moi, car moi, je ne m’en doute même pas, écrivait Alphonse Allais dans son journal le 29 novembre, 1894. Et il ajoutait :« Sérieux ou rigolo ? Ni l’un ni l’autre, ou peut être les deux.  .La vérité, c’est que je considère la vie comme beaucoup trop provisoire pour être prise au sérieux , et pas assez facétieuse pour inspirer de vives allégresses. Alors quoi ? »

Le signal peut être un mot ou une note qui suggère autre chose que ce qui est dit. « Qu’est ce que les autres conduisent mal » écrit Philippe Bouvard qui ajoute : « L’automobile est une belle invention qui ne se gâte que quand on la met au pluriel. »

Le signal, le clin d’œil, peut, dès le début, mettre l’esprit en alerte. Quand C. Caubère commence un article par : « C’était au temps où les dentistes n’avaient pas encore inventé les caries ni les médecins, l’obésité… », on ne risque pas de prendre la suite à la lettre.

Le sourire apparaît souvent lors d’ une « chute » imprévue.

L’humour est une réussite fragile comme un accord, juste assez clair pour être compris ou deviné, juste assez obscur pour laisser à l’intelligence, la complicité de l’autre, le soin, le plaisir de découvrir la « vérité ».

Il y a, non pas 223 mais mille manières d’y parvenir. Histoires dont l’absurdité ou l’irréalité saute aux yeux sans qu’il faille cligner de l’œil, « pinces sans rire » qui essaient de faire l’économie du signal, qui essaient…, mots ou images incongrus, mimiques ou dessins qui contredisent les mots, anachronismes, gestes inattendus, invraisemblances révélatrices, à peu près, excès, euphémismes ou litotes, bluffer, mentir, se fourvoyer, se faire avoir ou avoir l’autre, insinuer , s’imaginer, s’apercevoir, rectifier… Allez y ! Continuez !

Et tout cela, subtilement placé au début, à la fin ou au moment opportun pour que le complice puisse se détacher du sens littéral, chercher, deviner le « réel », s’en amuser. Et voilà une nouvelle brassée de motifs pour expliquer la variété de l’humour.

Nous voici donc au bout du chemin.

Non ! Ne soyez pas si pressé je vous prie.

La condition essentielle, nous l’avons gardée pour la fin : l’erreur significative, révélatrice, matière première de l’humour est bien plus foisonnante encore que ses devancières.

Et quand nous croirons tenir nos conditions, encore faudra-t-il vérifier qu’elles fonctionnent. Bon courage !

 

VIII. DES MILLIONS DE FACONS DE SE TROMPER

Non, je ne me fatiguerai pas à vous démontrer qu’il y a des millions de façons de se tromper, de « se gourrer » de s’embrouiller, de s’égarer, de confondre les gens, les adresses ou les guerres, de calculer ou de prévoir de travers, de se prendre les pieds dans le tapis, etc. etc. On n’en finit pas. C’est une équation à trop d’inconnues, MM. les mathématiciens. Nous nous efforcerons seulement d’en situer les modes les plus courants.

 

« Erreurs », oui, mais …

Donc, la matière première de l’humour, c’est une « erreur » : la boue de Paris ne change pas de couleur selon celle du pantalon…

« Erreur », mais pas n’importe laquelle. Elle doit être nettement opposée à « la vérité » qu’elle suggère indirectement.

Si celui qui plaisante se contente d’émettre un doute prudent, il ne fera ni rire ni sourire, à moins que ce doute à lui seul n’apparaisse comme une impertinence, une « erreur ».

Quand Cavanna affirme que la guerre est la belotte des rois, c’est vraiment une impertinence, une comparaison saugrenue, mais c’est drôle parce que ce n’est pas tout à fait faux.

Cette « vérité » doit avoir un intérêt pour celui auquel elle s’adresse. Le fait qu’il y ait foule d’erreurs d’orthographe dans la dictée d’un mauvais élève ne fait pas rire le correcteur. En revanche, si l’une de ces fautes suggère involontairement quelque chose d’intéressant, c’est autre chose. Rappelez vos le fesstival de Cannes.

Le sympathique Jean Amadou a fait l’ « erreur » de mesurer un mètre quatre vingt seize, ce qui lui vaut toutes sortes de mésaventures. C’est un virtuose à la fois de la comparaison saugrenue et de l’« erreur ».

Pour expliquer pourquoi certains révolutionnaires de naguère avaient glissé de la gauche au centre droit, il suggère que « dans l’ exercice de la pêche au portefeuille, il vaut mieux tremper son fil dans les eaux poissonneuses » Autrefois « Un appât bleu pour un camp ; rouge ou rose pour l’autre, l’électeur mordait à tous les coups. Les temps ont changé. L’électeur est plus circonspect. Quelques soient ses préférences, il tourne autour de l’hameçon, flaire l’appât, le grignote du bout des dents mais ne l’avale pas sans longtemps hésiter…. »

Il découvre sa matière, m’a-t-il écrit, dans les journaux qu’il épluche « En toute mauvaise foi ». C’est le titre d’une de ses livres, tandis qu’un autre nous prévient : « Vous n’êtes pas obligé de me croire ». Ce sont des clins d’œil qui valent pour le livre entier.

Il a une façon bien à lui de souligner ou de déformer légèrement, d’exagérer ou de minimiser, de prolonger jusqu’à l’absurde ou simplement jusqu'à l’inquiétant, le bizarre, le comique, de jouer avec les idées reçues, avec les formules acceptées. Il souhaite une bonne année car « si l’on veut bien considérer que pendant trois cent soixante quatre jours, les gens s’insultent de voiture à voiture, se tapent dessus sur un stade ou s’agressent dans les transports en commun, que le trois cent soixante cinquième ils se fassent une bise me paraît une exception intéressante. »

Donc « Bonne année, mais pas « Bonne santé », car « il y a par les temps qui courent, tant de personnages honorables mis en examen qu’il serait inconvenant de souhaiter « Bonne Santé » à quelqu’un qui risque de s’y retrouver prochainement  » Alors, pour innover, il souhaite « une bonne année corrigée des variations saisonnières »

Mais le mot « erreur » n’est qu’une médiocre approche. L’ensemble de mésaventures qu’il recouvre ici est difficile à circonscrire : erreurs de prévision, mécomptes, demi vérités, litotes, exagérations, à peu près, jeux sur les mots, sur les idées, etc. etc…

On chantait dans mon enfance :

« Cet âne, cette bourrique,

ne l’était pas tout à fait.

Il faut que je vous explique

Comment cela s’était fait »

Les « erreurs » qui font rire ne le sont pas tout à fait. On pourrait les appeler des « errires », des erreurs qui font rire.

L’humour suppose deux approches dont l’une, exprimée, est plus ou moins biaisée, plus ou moins « fausse » et se distingue de ce qu’on ne dit pas, ou pas tout à fait, ou pas tout de suite, et qui intéresse le rieur.

« Un jour arriva un ignorant qui ne savait même pas que c’était impossible. Et il l’a fait ». Ce qui est dit est idiot, contradictoire, mais le rieur comprend fort bien l’autre approche, « vraie » celle là.

Il y a, dans l’  « erreur » ou dans l’errire, toutes sortes de degrés., de la bévue la plus évidente à la simple nuance que le langage courant suggère par « C’est joliment dit » ou « C’est à peu près cela ».

Cette « erreur » doit être perceptible. Ce peut être simple. Une boue qui joue les caméléons, une victoire dans un débat où l’on est seul, c’est assez saugrenu pour qu’on ne soit pas tenté de le prendre à la lettre.

En revanche, quand le partenaire n’a pas le moyen de savoir « si c’est du lard ou du cochon », un signe est nécessaire pour inciter au bon moment à prendre ses distances par rapport au sens littéral, car il est fréquent que ce qui commence sérieusement et vire soudain, ou à petits pas, vers l’humour.

Mais pour que le feu prenne, celui à qui l’on s’adresse doit, de son côté, accueillir le propos malgré l’incohérence ou l’ « erreur », chercher le vrai sens au delà de ce qui est dit, comprendre, deviner ce non dit, le sens caché, ce qui suppose certaines connaissances, une certaine « culture », entrer dans le jeu, accepter d’être complice alors que d’autres préféreraient bougonner ou railler : « Elle est irrésistible !… »

L’humour c’est simplement l’art de dire « le faux » pour faire comprendre et apprécier « le vrai » à un complice.

Se situer dans la jungle

Quelques questions vont nous servir de repères dans cette jungle, de situer quelques grands massifs où l’on entend des rires joyeux.

- qui commet l’ « erreur » ? Celui qui plaisante ? Celui qui rit ou quelqu’un d’autre ?

- L’ « erreur » est-elle volontaire ou commise par mégarde, par ignorance ?

- S’agit-il vraiment d’erreurs ou de jeux avec « la vérité » ?

A partir de ces questions, je vais vous brosser un tableau exhaustif, vous fournir des repères précis un fil d’Ariane qui vous mettra à l’aise dans les dédales de l’humour.

Tout beau ! Si quelqu’un vous propose cela, je lui souhaite bien du plaisir et je vous déconseille de le croire.

Dans la forêt touffue, immense, de ces « erreurs » significatives et drôles, je n’essaierai, - pardon ! - que de vous montrer, modestement, quelques pistes à explorer.

Qui commet l’ « erreur » ?

Celui qui « se trompe », qui feint une mésaventure, est souvent celui qui propose l’humour. C’est le cas des clowns mais c’est aussi le cas le plus fréquent.

Dans la vie courante, ils sont nombreux ceux qui aiment « faire l’idiot », dire des bêtises pour amuser les autres et avoir du succès. Les « erreurs » sont alors commises par celui qui plaisante.

Elles peuvent aussi, et c’est le second cas, être commises par celui qui va rire en découvrant sa méprise ou même en la racontant. On lui a tendu un piège. Il l’a évité et rit de sa « victoire ».

Ou bien il y est tombé, mais il a compris, d’abord que ce n’est pas grave, et ensuite qu’on ne l’y prendra plus. S’il a meilleur caractère que Maître corbeau, s’il accepte d’être complice, il en rira en même temps que celui qui l’a piégé.

Troisième cas : l’ « erreur », le danger de mésaventure a menacé non plus le rieur mais un autre qui en a été victime ou a bien failli l’être. Le rieur, complice du farceur, s’amuse d’avoir décelé le risque et croit pouvoir l’éviter s’il se présentait à lui. D’où un sentiment qui le réjouit de victoire, de supériorité sur la victime.

Un moine pose une énigme à un postulant : « Le fils de mon père, n’est pas mon frère. Qui est ce ? «  Le postulant sèche. «  C’est moi, dit le soufi. Retourne dans ton village » Là on lui demanda ce qu’il avait appris. Il leur posa la même question. Les villageois répondirent : le fils de ton père qui n’est pas ton frère, c’est toi - non répondit le postulant, c’est le moine du village voisin »

Bergson a attaché beaucoup – trop – de place à ce rire de celui qui voit un autre glisser sur une peau de banane.

Ce n’est de l’humour – et pas du meilleur, non – que si cette peau a été volontairement placée sur le chemin « pour rire » et non pour nuire.

Ce type de piège conduit vers toute une frondaison de farces, de moqueries… Un rire souvent agressif, mais un mécanisme primitif, important.

Dans « Les vignes du Seigneur », Victor Boucher racontait qu’éméché au cours d’un dîner, il avait pris une asperge et, pendant que sa voisine regardait d’un autre côté, l’avait glissée, délicatement, dans son corsage. « Ce qu’on a ri! commentait-il… La dame, non. Elles n’a pas ri. Que voulez vous ? Il y a des gens qui n’ont pas le rire facile. On n’y peut rien »

Ce rire de complicité maligne est – hélas – le seul dont savent user trop d’humoristes. Ce n’est pas l’humour que j’aime, à moins que, c’est fréquent, la victime ne soit un personnage imaginaire dont on peut rire sans attaquer personne : les Marius et les Olive, les Calinot de mon enfance…

Ce personnage fictif peut n’être évoqué que par des mots, mais aussi personnifié par un acteur. Et là nous débouchons sur l’immense domaine qui va des petites histoires drôles, au conte, à la comédie dont nous reparlerons.

Il peut s’agir de personnages soit vraisemblables, soit de pure fantaisie comme des animaux qui parlent. C’est de l’imaginaire. C’est complètement faux.

Complètement ? Pas tout à fait. Voyez les fables de la Fontaine.

 

Volontaires, ces « erreurs » ?

Ces « erreurs » parlantes qui nous font sourire sont-elles volontaires?  Ne seraient-elles pas plutôt commises par mégarde ou par ignorance ?

Si l’humour est l’art de provoquer volontairement le rire ou le sourire, l’humour involontaire ne peut pas exister. Evident, non ?

Non ! Il en existe d’excellents exemples.

Quand Monsieur Prudhomme déclare, solennel : « Ce sabre est le plus beau jour de ma vie », quand un brave homme nous dit, sentencieux :  « C’est pas pour me vanter, mais il fait beau », ils pratiquent l’humour involontaire. Le mot ridicule convient bien.

Connaissez vous le rapport de Charles Colas, maire de Saint Mesmin, sur la chasse au loup ? Il se trouve aux archives du Loir et Cher.

Les témoins, dit-il, ont déclaré avoir rencontré un loup conduisant leurs légumes au marché de St Gratien. Le susdit loup ayant traversé le bois, dont ils avaient rencontré les pattes sur le sable mouillé et s’étant dirigé vers la rivière avec préméditation d’y boire, avons ordonné et ordonnons une battue générale armés de fusils et autres instruments de labour.

J’attends sans balancer le loup qui s’enfuyait armé d’un fusil, assisté de mon adjoint dont il voulait se défaire pour le bien de la commune. Au bout d’une heure, le loup avait été fait périr à la tête de la troupe dont il fut massacré d’un coup de pioche par le nommé Martin, lequel avait huit petits dans le ventre. Déclaré par moi ledit loup être une louve, assisté de mon adjoint, peut être enragé

De ceci dressons procès verbal… pour que la récompense soit attribuée à René Martin pour avoir tué » une louve pleine, comme je l’atteste ici, assisté de mon adjoint, dont les oreilles sont annexées au présent procès verbal. »

Ce n’est pas de l’humour, cela ? Pourtant, ce n’est pas volontaire.

Oui, mais l’humour, ce n’est pas qu’un maire amoureux du style épique et qui s’embrouillait dans la grammaire l’ait rédigé sérieusement. C’est que ce texte ait été cité pour faire rire.

De même, les mots d’enfant sont des erreurs involontaires mais qui ont une certaine profondeur. On en cite volontairement pour faire rire.

Carmen Teissier en offre une bonne collection.

« Pourquoi pleures tu comme cela, Christine ? – Je ne sais pas pleurer autrement » répond elle entre deux sanglots.

« Chez nous, c’est si petit, remarque Anne Marie, que Papa est obligé de coucher avec Maman. »

« Papa, il a de la chance. Il va en Amérique du sucre. »

Michel a vu un agneau téter. « Oh, un petit mouton qui boit dans un grand ! »

«Maman, j’ai marché dans un gros mot ! », disait une petite fille. Etc. etc.

De quoi rit-on ? D’une erreur qui révèle la manière dont un enfant voit ou exprime, autrement que nous, à tort mais pas tout à fait à tort, ce qui nous est familier.

Il recompose à sa manière une réalité qu’il a cru comprendre. Il l’a mal comprise mais n’est ce pas parce que nous, les adultes, lui avons raconté des salades ? Les mots d’enfant sont des erreurs significatives.

Quand rit-on ? Lorsque ces « erreurs » sont évoquées devant des plus grands qui les rectifient, y prennent intérêt et s’en amusent .

Connaissez vous l’origine des « petites histoires » qui se colportent ? de celles que, comme moi peut-être, vous aimez raconter ? Il est relativement rare qu’on en sache l’auteur.

La revue « Télé Z » en publie 20 chaque semaine. Certaines sont connues mais beaucoup d’autres sont inédites et de qualité. Elles viennent de ses lecteurs sans qu’on sache s’ils les ont eux mêmes inventées.

Un des rédacteurs de la revue m’a assuré au téléphone qu’ils en recevaient chaque jour une cinquantaine. Si c’est vrai, elles fusent de partout.

Mais comment ? Le savez vous ? Moi pas.

J’ai étonné un jour une jeune femme en lui rappelant un de ses mots d’enfant. On l’avait entendue raconter l’Evangile à sa poupée. « Alors, la Sainte Vierge dit au petit Jésus : va-t-en me chercher mes cigarettes »

Les mots d’enfant, prototypes de petites histoires ? Peut-être.

Les « erreurs »  involontaires dont on peut rire sont multiples.

Des oublis, par exemple, des distractions qui peuvent être touchantes. La vieille dame de Faizant qui dit à son mari : « Bien sûr, tu m’aimes encore, mais quand je serai vieille… », a oublié son âge.

Ceux qui se laissent emporter par leur élan parfois dérapent. Un homme qui adore sa femme prie pour elle. « Mon Dieu, épargnez lui tous les tourments. Si elle doit avoir une rage de dents, ou un ulcère, faites que ce soit moi qui l’aie. Et si elle doit devenir veuve, faites que le veuf, ce soit moi. »

Erreurs de ceux qui croient avoir compris. Je n’aurai jamais fini de rire de cette longue histoire qu’a dû inventer un Japonais

C’était au siège de Port Arthur. Les grands et forts cosaques du Don qui défendaient la ville ne parvenaient pas à comprendre pourquoi ils étaient battus en toute rencontre par les petits Japonais malingres et qui faisaient pitié.

A la faveur d’un armistice, un cosaque, curieux, demanda la clé de ce mystère à un officier japonais qui répondit : « Vous, les Russes, vous avez la force physique, mais nous, les Japonais, nous avons l’intelligence. »

Le cosaque écarquilla les yeux : « L’intelligence ? Qu’est ce que c’est ? – Je vais vous l’expliquer. »

Le japonais choisit un rocher pointu, mit la main dessus. « Donnez moi, dit-il, un grand coup de poing sur la main – Jamais ! Je vous blesserais. – J’en prends toute la responsabilité. N’hésitez pas à frapper fort ! »

Le cosaque prit son élan. L’autre retira sa main. « Je me suis fait très mal, avoua le Russe, mais merci. J’ai compris. »

Triomphant, il rentra à la popote et annonça : « J’ai enfin compris pourquoi nous, les grands et forts cosaques du Don, nous sommes battus en toute rencontre par les petits Japonais malingres et qui font pitié. » Chœur des cosaques : « Et pourquoi donc ? » - C’est que nous, nous avons la force physique, mais eux, ils ont l’intelligence. » Chœur des cosaques. « Et qu’est ce que c’est, l’intelligence ? – Je vais vous l’expliquer. »

Il chercha un rocher pointu, en vain. Il ne trouva rien de plus dur que son propre crane. Il mit la main dessus et demanda au plus grand, au plus large, au plus fort des cosaques de lui donner un coup de poing sur la main. « J’assume toute la responsabilité, ajouta-t-il. N’hésite pas à frapper fort. » Le cosaque prit un élan formidable. L’autre retira sa main mais son crane vola en éclats.

Et c’est ainsi, dit-on, que mourut le seul officier de l’armée impériale russe qui avait compris ce qu’était l’intelligence….

Erreurs involontaires encore de ceux qu’un logique professionnelle ou autre entraîne…ou est supposée entraîner… loin du bon sens.

Un agent de change proche du trépas entend l’infirmière lire sa température : « 42,8 – A 43, 5 vendez », murmure-t-il se croyant à la bourse.

Fausse logique de la dame qu’on avertit qu’elle a trop affranchi sa lettre. « Mon Dieu, pourvu qu’elle n’aille pas trop loin ! »

Les incohérences du discours fournissent aussi leur lot de drôleries, tel le plaidoyer que Marc Jolivet prêtait, pendant la guerre contre l’Irak, aux ministres qui exposaient leur politique.

« Nous n’avons jamais vendu d’armes à l’Irak. D’ailleurs, les armes que nous lui avons vendues n’étaient pas des armes sophistiquées. J’ajouterais que les armes sophistiquées que nous lui avons vendues, nous les lui avons fait payer beaucoup plus cher qu’aux autres…»

Avec ces illogismes qui sautent aux yeux, nul besoin d’ autre signal pour déclencher le rire.

Erreurs qui démasquent un caractère, équivoques involontaires… La matière est abondante…

…Involontaires ? Certains de ces exemples sont mal choisis !

C’est vrai. On glisse insensiblement de l’involontaire au semi volontaire, à l’hypocritement volontaire, à toutes les fausses erreurs qu’on profère « pour rire ! » justement.

Une société anglaise avait reçu ce télégramme : « Envoyez immédiatement trois ingénieurs pour remplacer ceux qu’ont mangé les lions. » Réplique angoissée : « Attendons précisions sur horrible accident .» Réponse : « Il n’y a pas d’accident. Les lions l’ont fait exprès .»

Les erreurs volontaires, celles qu’on fait semblant de commettre, offrent à l’humour un champ encore plus varié.

Qui a dit, par exemple, « La psychanalyse est une maladie qui se prend pour son remède. » ? Je pense, en gros : Impossible ! La psychanalyse n’est pas une maladie et une maladie ne peut pas se juger elle même. Il y a erreur, assez évidente pour éviter toute hésitation. Elle est volontaire.

Oui, mais, c’est vrai que l’abus de ces techniques en psy ressemble beaucoup à une maladie sociale. Pas mal trouvé. Donc, l’erreur est intéressante. Si vous le sentez, c’est que vous acceptez d’être complice, d’y prendre plaisir. Nous retrouvons les trois conditions.

Autre exemple : cette réflexion à propos d’Edison que ses inventions enrichirent.  « Heureux pays où le génie n’est pas obligé, comme les nèfles, de mûrir sur la paille. » Ce n’est pas comparable ! Cette comparaison est une « erreur ». Comparer le mûrissement du génie à celui d’un fruit est déjà aventuré. Les mots « sur la paille » rendent le propos encore plus étrange et paradoxal. Mais les défauts et l’étrangeté de cette comparaison sont assez évidents pour nous inciter à chercher plus loin.

Le complice comprend fort bien le sens caché, profond, s’y intéresse et sourit.

Quand le père Bruckberger trouve que le hasard ressemble à Dieu comme un épouvantail ressemble à un homme armé. « Seuls les étourneaux s’y laissent prendre », dit-il. Il exagère mais on comprend fort bien sa comparaison saugrenue. Elle ne manque pas de piquant et le double sens du mot « étourneau » la justifie.

C’est un procédé fréquent chez les humoristes. Pour faire passer une idée sérieuse, introduire dans la phrase un élément absurde ou au moins étrange qui fait passer le tout avec le sourire.

 

IX. A L’AIDE, MOLIERE, LABICHE, ROUSSIN…

L’erreur volontaire est la matière première de la comédie.

En démonter tous les ressorts ? Insensé ! Chercher un dénominateur commun ? Essayons.

Le spectateur qui connaît ou devine la « vérité » s’amuse à voir les personnages se démener, s’embrouiller, s’empêtrer dans leurs « erreurs » : mensonges, illogismes, contradictions, incohérences.

Et là aussi, on rit du plaisir d’avoir compris ce qui n’est pas dit.

Quand Alceste est à la fois furieux contre l’humanité entière et amoureux d’une coquette, le spectateur voit bien l’incohérence, que cela ne peut aller ensemble, qu’il y a une « erreur » quelque part.

Quand Harpagon prétend concilier son amour pour une jeune beauté et son autorité paternelle avec son avarice, le public voit bien qu’inconciliable, cela ne peut aboutir qu’à des sottises.

Quand Philaminte, Bélise et Armande chassent une servante qui fait bien son métier parce qu’elle commet des fautes de grammaire, quand elles veulent marier Henriette à un cuistre prétentieux plutôt qu’à celui qu’elle aime, elles sont ridicules parce qu’elles déraisonnent alors que le spectateur sait très bien ce que dicte « le bon sens ».

Quand M. Perrichon explique laborieusement pourquoi il préfère marier sa fille à celui qu’il croit avoir sauvé plutôt qu’à celui qui l’a sauvé, le public comprend très bien ce que ce brave bourgeois ignore lui même et n’a nulle envie de savoir, qu’il est plus gratifiant de présenter celui qui vous est redevable que ce lui envers lequel on a une dette.

Le mensonge, qui induit en erreur, est l’un des ressorts majeurs du vaudeville. Feydeau y était prédestiné lui qui était fils de ministre (Morny), petit fils d’une reine (la reine Hortense), arrière petit fils d’un évêque (Talleyrand), et neveu d’un empereur (Napoléon III), le tout de façon parfaitement naturelle…puisqu’il s’agissait d’une remarquable cascade de relations extraconjugales.

Il connaissait à fond la mécanique. Au départ, un projet qui doit aller parfaitement. Un contretemps, souvent une présence imprévue. On s’en tire par un mensonge, qui en un appelle un autre, puis des autres de plus en plus acrobatiques. Ils conduisent à d’inextricables et hilarantes situations et contradictions

Dans « Lorsque l’enfant paraît », les personnages de Roussin se torturent tour à tour les méninges ou se disputent à propos de l’étrange comportement, des mensonges, des explications embarrassées de leurs partenaires, mais le public, lui, a déjà compris : un bébé s’annonce alors qu’il n’aurait pas dû…

Et devant l’évidence, tour à tour, les personnages tombent des nues et interrogent : « Comment avez vous fait ? »

Les spectateurs, eux, le savent très bien.

Qui disait : « On frappe les trois coups pour mentir » ? La comédie comporte de larges plages de mensonge, de personnages qui se trompent eux mêmes ou les uns les autres, mais sans tromper le spectateur, ou au moins en le détrompant avant le personnage qu’il regarde sur la scène.

De faux mensonges

Le mensonge est le type de l’erreur volontaire, mais il n’est drôle que quand c’est un faux mensonge, quand il s’adresse à un complice qui ne s’y trompe pas.

Quand madame Geoffrin écrivait à Voltaire : «  Je vous ai invité car je n’ai pas d’esprit, mais j’en aurai demain car j’ai de la mémoire », elle mentait si l’on s’en tient au sens propre des mots, mais elle ne trompait ni ne voulait tromper personne.

« Fanfan était une menteuse, mais elle ne mentait que pour embellir la vérité » si l’on en croit Alexandre Jardin.

Les humoristes, comme les poètes, flirtent avec la vérité.

Les mimes, les clowns…

Sacha Guitry admirait ceux qui n’ont pas besoin de mots pour mentir. Il leur avait consacré une pièce:  « L’illusionniste » Les mimes ont une remarquable façon de voir, de sentir, d’exprimer au delà des mots.

On voit le cigare que n’a pas Zavatta, l’huître qu’il n’ouvre pas, ne gobe pas.

Marceau, sans mot dire, fait rire le monde entier en semblant faire ce qu’il ne fait pas, voir ce qu’il ne voit pas, vaincre des résistances qui n’existent pas.

La tradition des clowns est difficile à analyser. Elle prend souvent appui sur des gags nés au hasard des rencontres, essayés bien des fois sur des publics divers, cultivés, améliorés, diversifiés.

Ce sont souvent des tours de main de professionnels expérimentés. Ils me font penser à cette histoire qui dut être inventée dans une école des arts et métiers.

Un gad’zart, un centralien et un polytechnicien ont construit chacun un pont. Celui du centralien croule et il ne sait pas pourquoi. Celui du gad’zart tient, mais il ne sait pas non plus pourquoi. Celui de l’X s’effondre mais lui, il sait pourquoi.

Beaucoup de gags ressemblent à ce pont pas très rationnel, mais qui tient.

Je me suis amusé et interrogé devant un choix international d’excellents numéros de clowns.

Pourquoi riait-on ? Parce qu’on se sentait supérieur à ces imbéciles ? Certes non. Un véritable idiot n’est pas drôle longtemps.

Ce pauvre clochard tellement ahuri qu’il lui arrivait d’incroyables mésaventures quand il voulait monter sur une vulgaire bicyclette, avait, pour venir sur la piste, traversé l’Atlantique aux commandes de son propre avion.

Il multipliait les fausses ignorances, les feintes naïvetés, d’inconcevables avalanches d’erreurs que ne commettrait pas le moins doué des enfants qui riaient sur les gradins. Ils n’avaient pas une once de mépris pour le clown. C’était pour rire, et ils le savaient bien.  De bon cœur, ils étaient complices.

Ils l’étaient d’autant plus qu’au bon moment, la virtuosité, la souplesse, le sens musical, l’habileté du clown restauraient la perspective.

Une larme se mua en sourire quand, en fin de cette rétrospective télévisée, nous apprîmes que plusieurs de ces virtuoses «avaient déjà rejoint la voûte céleste, « car le Bon Dieu aussi a besoin de rire. »

L’ « erreur » volontaire a donc permis d’approcher la comédie, le mime, l’art du clown et toutes sortes de mensonges pour rire, sans compter l’inépuisable fond des petites histoires. Quelle variété !

Jouer avec la « vérité »

Pour donner une idée de l’incroyable diversité des « erreurs » qui font rire ou sourire, nous avons cherché qui « se trompe », puis distingué entre erreurs volontaires ou involontaires. La troisième des questions qui nous aideront à situer certains massifs dans la foret touffue des « erreurs » dont on rit, c’est : comment jouer avec « la vérité »

La matière est vaste. Vous n’en douterez plus quand j’aurai cité en désordre les jeux de mots, les équivoques, les « à peu près », les pastiches et parodies, les définitions fantaisistes, les formules retournées, les fausses naïvetés, les farces, les absurdités, les incohérences, etc. etc.

Des exemples ? Ils foisonnent.

Chaque conteur a sa manière des nous induire en « erreur », ou plutôt de faire mine de nous mener en bateau, de nous laisser le plaisir de découvrir « la vérité » et de nous faire rire des personnages qui, eux, ne la voient pas.

Dans « Les trois messes basses », on sourit de ce bon prêtre qui, en essayant de se préparer dévotement, se régale d’avance des poulardes, des truffes, des truites, des carpes et des vins préparés pour le réveillon de Noël.

Et le sourire s’élargit lorsque Daudet évoque cette conversation entre le chapelain et  « le petit clerc Garrigou, ou du moins ce qu’il croyait être le petit clerc Garrigou, car vous saurez que le diable, ce soir là, avait pris la face ronde et les traits indécis du jeune sacristain pour mieux induire le révérend père en tentation et lui faire commettre un épouvantable péché de gourmandise. »

Autrement dit, la « réalité » visible n’est pas la vraie et le bon père est dans l’erreur.

Nous retrouverons les conteurs. Ils nous apprendront à manier l’humour.

Les fausses naïvetés ? « Entrez ! On s’amuse bien à l’intérieur », clamait l’employé d’une boite de nuit. « Pourquoi restez vous dehors ? » demanda Robert Lamoureux.

Dans un sketch, Sylvie Joly exprimait avec une réjouissante naïveté, son snobisme et son immense contentement de soi. C’était drôle parce qu’on imaginait immédiatement ce qu’elle aurait dû dire pour être bien élevée, parce qu’elle disait ce que nous aimerions pouvoir dire de nous mêmes, si nous osions.

Autres erreurs volontaires, les farces.

Inscrivez sur un carton : « J’ai trouvé le secret du mouvement perpétuel. T.S.V.P. » Et au dos ? Exactement la même chose. Ou bien, d’un côté : « En cas d’incendie, voir au dos » et, au verso : « Tricheur ! J’ai dit : En cas d’incendie !»

Très diverses, les erreurs ne relèvent de l’humour que si elles sont significatives, que si elles éveillent une résonance dans l’esprit de celui qui la corrige. L’erreur insignifiante n’est pas drôle.

L’humour est une fenêtre ouverte vers l’esprit de qui le reçoit. Celui ci peut ou non donner large prise à l’humour, se prêter à des harmoniques infinies.

Un exemple d’erreur significative ? Une dame a installé chez elle un clerc de notaire pour dresser l’inventaire. Elle est sortie. Elle trouve, à son retour, le clerc endormi sur le tapis. Elle regarde où en était l’inventaire. Il s’interrompait ainsi : « sur la table, une bouteille de whisky. Une bibliothèque tournante. Une bibliothèque tournante. Une bib… »

Un détail, un indice, un symbole, une parabole, une anecdote peuvent être significatifs mais pour faire sourire, il faut qu’ils soient révélés par une « erreur », une incohérence, une logique surprenante, une explication ou un complément qui change le sens de ce qui précède.

Des exemples de ces « incohérences » qui font soudain basculer le sens primitif ?

« J’adore le travail, disait Tristan Bernard. La preuve ? Je puis regarder un homme travailler pendant des heures. »

Un vieux monsieur avait épousé une très jeune femme. « Et elle t’a rendu heureux ? demande un ami. – oui. Au jeu. »

Il vaut mieux ne pas réfléchir du tout, disait-il encore, que de ne pas réfléchir assez »

« Il y a beaucoup moins d’ingrats qu’on ne le pense, disait Saint Evremont, parce qu’il y a beaucoup moins de généreux qu’on ne le pense. »

« Dire à une femme qu’on l’aime, prétend Sacha Guitry, c’est dire à toutes les autres qu’on ne les aime pas »

« J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer, disait un homme d’affaires à des journalistes, c’est qu’il y a sur terre un capitaliste de moins. Mais aussi une mauvaise. C’est que ce capitaliste de moins, c’est moi »

« Je suis toujours dans la ligne droite…mais je change parfois de ligne droite » disait Armand Salacrou.

Et le fameux adage qui donne le tournis : « Tout est dans tout…et réciproquement »

L’absurde aussi

L’absurde, comble de l’erreur, peut laisser deviner des « vérités » pleines d’intérêt.

Voltaire, dans sa dernière maladie, murmura : « Je m’arrêterais de mourir s’il me venait un bon mot. »

« Que MM. Les assassins commencent », disait Alphonse Allais à propos de la peine de mort. Absurde ! Seulement ?

Ler surréalisme qui chahute le lien logique entre nos idées, ce que nous voyons et la réalité, débouche parfois, pas à coup sûr, sur un humour étrange. Il étonne, peut ouvrir des horizons.

Dans une exposition de Magritte ou de Dali, certains rient, d’autres pas.

Dans la même veine, les inventions loufoques. Telle la calculatrice des Voyages de Gulliver grâce à laquelle « la personne la plus ignorante, moyennant un prix raisonnable et un effort modéré, peut écrire des livres touchant la philosophie, les mathématiques, le droit, la théologie, sans avoir recours ni au génie, ni à l’étude. » mais il paraît que le culot suffit.

Et Georges Elgozy y ajoute bien d’autres inventions : la vache à café ou à bière, les poules perlières et les moules merlières de Gaston de Pawlowski, le marteau de verre et la tenaille molle de Carelman, le fer à repasser orné de pointes de Ray man, la casserole carrée pour empêcher le lait de tourner de Pierre Dac, etc.

Les slogans, les formules toutes faites retournés ou utilisés à contre emploi montrent eux aussi une réalité double, laissant entendre qu’il y a une erreur quelque part.

« La poudre aux yeux me sort par les oreilles » assure Philippe Bouvard.

« Qui vole un œuf, ferait mieux de voler un bœuf », disait Francis Blanche. Comment mieux faire comprendre qu’il est idiot de prétendre que qui vole un œuf vole un bœuf ?

Un livre était intitulé : « Tout ce que les hommes savent sur les femmes. Edition complète et non expurgée ». On ouvre, curieux. Toutes les pages sont blanches. Clair !

Humour qui fait deviner, sentir : un animateur de télévision, pour préparer des candidats à des jeux, mimait tout ce qu’il ne fallait pas faire...

Equivoques, à peu près

L’humour use largement d’équivoques, d’à peu près qui mêlent erreur et « vérité », d’erreurs d’interprétation volontaires ou non qui peuvent avoir beaucoup de profondeur.

Un des livres les plus drôles que je connaisse, « Une bonne éducation » de Rosemonde Pujol (Gonthier) raconte l’arrivée d’une petite païenne intelligente, curieuse, pleine de bonne volonté et d’imagination, dans le monde étrange d’une institution tenue par des bonnes sœurs. Elle essaie de comprendre leur langue « faite de symboles, d’allégories, de paraboles ». Jésus, Marie, Joseph ? Qu’est ce que cela veut dire ? Elle demande naïvement à l’une d’elles quand Jésus va marier Joseph.

Quand on lui dit : Vous devez appeler les religieuses « madame », elle demande : « Elles sont mariées ? – Oui, avec le Bon Dieu. – Il y a beaucoup de Bon Dieu ? – Oh ! chut ! Un seul, voyons – Elles sont mariées avec le même homme ? – Taisez vous… Ecoutez ce qu’on vous dit et ne posez pas de questions » Elle cessa donc d’en poser et essaya de comprendre avec les moyens du bord. Et ce ne fut pas triste.

C’est par une « erreur » d’interprétation manifeste que Jérôme K Jérôme intitule un de ses livres « Pensées paresseuses d’un paresseux », bien que l’un ses professeurs n’ait jamais vu un garçon capable d’en faire moins en autant de temps.

Pourquoi cela l’empêcherait-il d’observer que c’est la vanité qui mène les hommes, les femmes et les chats. Tous sont tendus corps et âme vers l’horizon sans cesse plus lointain du succès.

Et aussi : « Nos grandes qualités nous éloignent les uns des autres. Ce sont nos sottises qui nous rapprochent. » Vrai ou faux ?

Jeu avec la vérité de celui qui use de la litote, qui dit moins pour suggérer plus. Dans « Lorsque l’enfant paraît », Jacquet, le ministre qui vient de faire d’éloquents discours contre l’avortement, reçoit la visite d’une ancienne compagne à qui il a fait un enfant et ne lui a laissé d’autre perspective que de le « faire passer ».

« En lisant ce que j’ai dit, vous avez dû bien rire, dit le Ministre, gêné. – J’ai souri », répond elle, élégante.

 Jeu avec la « vérité » sur les causes. « Merveilleux ! s’exclame le jeune homme. Ma danse avec vous m’a semblé deux fois moins longue. – Le chef d’orchestre est mon fiancé » précise la demoiselle.

Parmi les « erreurs » qui se prêtent à l’humour, le jeu sur les mots ou sur les textes tient une large place. Il permet de jongler avec la « vérité », de prendre du recul par rapport à des opinions reçues en les nuançant d’une pointe de scepticisme.

« Si je m’écoutais, je ne ferais jamais rien, disait un sourd. Un autre, accueillant dans un conseil d’administration un confrère en surdité lui disait : « Mon cher, nous sommes faits pour nous entendre… »

Retourner comme des crêpes des mots, des images, des maximes ou des définitions, c’est un des sports favoris des gens d’esprit.

« Il y a des gens qui retirent volontiers ce qu’ils ont dit comme on retire son épée du ventre d’un adversaire », disait Jules Renard.

La pensée ne se laisse-t-elle pas souvent guider par les mots ? « Quand on est aimé, disait Colette, on ne doute de rien. Quand on aime, on doute de tout ». « L’homme et la femme se prennent, se déprennent, se reprennent, se surprennent, mais ne se comprennent jamais », assure Sacha Guitry.

Le jeu sur les mots peut inspirer aux poètes des variations baroques et fort plaisantes. Ecoutez Pierre de Marbeuf, un normand qui fut condisciple de Descartes.

« Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage

Car la mer est amère et l’amour est amer.

On s’abîme en amour aussi bien qu’en la mer

Car la mer et l’amour ne sont pas sans orages »

Des images ? Celles qui boitent, volontairement ou non ou celles qui, saugrenues, finissent par n’être pas si fausses que cela, appellent souvent un sourire. « Je boirai les coups de poignard goutte à goutte », disait Michel Rocard.

Au beau temps des pièces d’or sonnantes et trébuchantes, l’avare disait : « L’argent est plat pour s’ empiler. » « L’argent est rond, c’est pour rouler », répondait le prodigue.

La radio nous a expliqué que l’invention de la minijupe est une étape capitale de l’histoire de l’humanité, en tous point comparable au remplacement de la marine à voiles par la vapeur. En effet, avec la minijupe, plus besoin d’attendre que le  vent souffle. »

Francis Bacon, dans ses Essais, comparait la gloire au marché. « quand vous y restez quelque temps, les prix baissent ». Comparaison saugrenue ? Pas tant que cela

Des maximes ? Pour Pierre Weber, l’appétit vient en ne mangeant pas.

Et qui a dit : Le temps, c’est de l’argent…sur les cheveux ? Ou bien : La vie serait tellement moins drôle si l’on ne s’ennuyait pas de temps en temps ?

Se défier des superlatifs. Ils peuvent se retourner brusquement. Près de l’enseigne « Au meilleur horloger de France », un concurrent écrivit : « Au meilleur horloger du monde ». Plus modeste, un troisième écrivit simplement : « au meilleur horloger de la rue ».

Parallèles ? Pascal, rappelait Tristan Bernard, combattait le mal à la tête en faisant de la géométrie. Tristan, lui, combattait la géométrie en prétendant avoir mal à la tête.

Des prétextes ? Voilà encore un de ces mots qui évoquent une double affirmation dont l’une est « vraie », mais cachée tandis que l’autre est « fausse », mais pas tant que cela.

Et c’est très favorable à l’humour. Ecoutez Alix Girod de l’Ain nous dire pourquoi elle adore s’acheter des dessous charmants et fripons. « Mon nouveau boxer en dentelle ? Je l’ai acheté pour « sophistiquer » mon vieux jean taille basse que j’aime tant. Il le méritait bien après toutes ces années. Mon body noir ? je me dis que s’il m’arrive quelque chose dans la rue, ça fera plaisir aux pompiers, ces hommes si beaux et si courageux, de l’apercevoir. Pourquoi un soutien gorge rose ? C’est la couleur préférée de Pierre. Mais si j’étais parfaitement honnête et lucide, je parlerais autrement… »

Des définitions paradoxales ? « La chance, disait Jacques Deval, c’est le nom qu’on donne au mérite d’autrui ». « Le tricot, c’est votre tabac à vous, les femmes », disait un personnage de Germaine Acremant. Il s’attirait cette réplique : « Oui, mais les mailles ne font pas de trous dans les tapis. »

Un professeur avait souligné la nécessité de définitions précises. « Qu’est ce qu’un mammifère ? demanda-t-il - ..Ben…Ca a de la chair, des poils…,ça donne du lait – Bravo ! dit le professeur. C’est une excellente définition de la noix de coco"

Le plagiat ? C’est paraît-il, le marché aux puces de la pensée.

Le snob ? C’est celui qui ne rit pas quand il faudrait rire, qui ne pleure pas quand il faudrait pleurer. Mais dites moi ? Pourquoi faut-il rire ou pleurer ? le plus snob n’est pas toujours celui qu’on pense.

Qui est ce Guérin, auteur de cette définition que j’aime : « La confiance n’est pas une porte qu’il faut forces. C’est une serrure qu’il faut ouvrir. »

« L’expérience, disait un poète, est comme une étoile qui se lève quand on va se coucher. » « C’est un billet de loterie acheté après le tirage », ajoutait Jeanne Brunet.

Multiplier les exemples, les classer autrement ? C’est possible mais n’apercevez vous pas une constante ? Partout, se glisse une « erreur », volontaire ou non, poussée jusqu’à l’absurde ou seulement esquissée, ressentie comme une erreur certaine ou un simple manquement aux usages, un illogisme, une mauvaise appréciation, un mot mal employé ou qui peut, dans un autre contexte, prendre un tout autre sens, être équivoque.

Ce peut être un jeu avec la « vérité » qui, sans déboucher sur une erreur prouvée, laisse entendre que celle ci pourrait bien se trouver quelque part, que ce qui paraissait sûr ne l’est peut être pas autant qu’on ne le croit…

On perd le tracé des limites de l’ « erreur » dans les terrains vagues de l’ « à peu près », du « pas tout à fait », du « si l’on veut », du suspect, de l’incongru mal défini qui éveille des résonances, sans qu’elles soient toujours les mêmes pour tous les rieurs.

La variété des jeux possibles avec la « vérité » tient du prodige.

Les philosophes eux mêmes sont-il capables de décrire l’immense domaine des « erreurs » possibles, des aberrations, des bévues, confusions, lapsus, méprises, sottises, illusions, fautes, omissions, mensonges, préjugés, manies, etc. ? J’en doute.

Ne pourrait-on pas dire de l’ »erreur » significative ce que, dans « Les bouffons », Zamacoïs disait de la sottise :

« Car on atteint le fond des plus riches trésors

On n’atteindra jamais, aussi bien qu’on s’y prenne

Le fond, toujours fuyant de la bêtise humaine. »

Tout cela était écrit depuis longtemps quand un jour où, avec mon épouse, je repiquais du persil, les grecs de l’antiquité sont venus me dire que j’avais bien raison de placer certaines « erreurs » à la source de l’humour. En effet, ironie vient du grec eironeia. Le mot ironie a été chargé par l’usage d’une charge d’amertume qu’il ne mérite pas. Il désigne, sauf erreur, vérifiez, une forme d’erreur qui fait rire mais pas seulement. On parle d’ironie socratique. Ne vaudrait-il pas mieux parler de l’humour de Socrate ? Et tant pis si les linguistes ne sont pas tout à fait d’accord. Je crois que mes grecs ont raison.

Estimerez vous que les trois conditions que nous avions aperçues : « erreur » ou « errire » intéressante, « clin d’œil » pour savoir qu’on plaisante et complicité du rieur, sont compatibles avec la diversité des formes de l’humour ?

Je n’ose pas l’espérer.

Je n’ose pas avouer que je l’espère.

Vous trouvez que ce n’est pas assez pour valider vraiment ces trois conditions ? pour conclure qu’elles éclairent les mécanismes de l’humour ?

Tant pis. Nous devrons encore nous demander si elles sont compatibles avec ce que nous savons des limites de l’humour et de ce qui en fait la qualité.

X. L’ART DE RATER SON HUMOUR

Quelles sont les limites de l’humour ? les causes d’échec dans l’art de faire rire ou sourire ? les raisons pour lesquelles tant de plaisanteries ne sont pas drôles ? Recoupent-elles les trois conditions ?

Questions ardues. Les limites donnent du relief, du recul, de la solidité à ce qu’on étudie, en précisent les contours, mais elles sont très souvent floues, discutables, variables…

Où se trouve la frontière nette entre le sérieux, l’esquisse d’un sourire, le sourire et le rire ?

Elle est fort imprécise. « Je ris beaucoup en lisant le journal officiel », me disait un ami, alors que certains baillent devant les spectacles les plus gais.

Quand ce qui est dit est compris au pied de la lettre, c’est sérieux.

Quand vous commencez à soupçonner qu’il existe un sens caché sous le propos que vous entendez, si vous êtes prêt à être complice, à chercher le « vrai » sens derrière le « faux », même si vous ne le voyez pas encore, le sourire s’esquisse.

Il se précise quand le complice comprend le sens dissimulé, légèrement mais significativement différent de ce qui a été dit, quand il s’agit de nuances, de légères « erreurs », d’incongruité esquissées…

Le rire arrive quand ce qui est exprimé contraste franchement avec ce qu’on comprend, quand l’erreur, la bêtise ou l’incongruité sont de taille suffisante.

Une part des échecs de l’humour ne vient pas de ce qui a été dit mais de la façon dont cela a été reçu, des résonances et des complicités qui n’ont pas été trouvées.

Rappelez vous la réflexion de Victor Boucher « La dame, non. Elle n’a pas ri. Il faut dire qu’il y a des gens qui n’ont pas le rire facile. Que voulez vous ? On n’y peut rien. » Il avait glissé une asperge dans son corsage et toute le monde avait ri, sauf elle.

Le même propos peut n’éveiller aucun écho, selon l’intelligence, les connaissances, l’humeur ou la situation du complice ou de celui qui pourrait l’ être, les caprices du soleil, des nuages et de l’ambiance, selon ce qui s’est passé avant, selon ce qu’on espère ou ce qu’on craint, susciter rire ou sourire, ou bien n’éveiller aucun écho.

Tous les acteurs savent qu’un même texte peut laisser de glace certaines salles ou même telle partie de la même salle, et faire se tordre de rire un meilleur public.

Certains échecs s’expliquent non par ce qui est dit, mais par la manière de le dire.

F. Mitterand venait de hasarder quelques « petites phrases » qui avaient paru démagogiques. Faizant l’a représenté sur la scène d’un cours d’art dramatique, lançant, avec un geste éploré : « Ah ! les pauv’gens trompés par l’gouvernement, pendant qu’des fils à Papa sortis des grand’zécoles s’enrichissent en roupillant. Moi j’dis que c’est tonteux »

Le professeur interrompt. « Attends ! Recommence ! T’es pas dans le ton. Faudrait savoir si tu veux émouvoir ou faire rigoler ! »

Un même texte peut se prêter à des lectures parfaitement opposées, drôles ou pas.

Cela ne joue pas à sens unique. Beaucoup de textes de comédie laissent froid alors que des ouvrages sérieux peuvent devenir hilarants quand un bon diseur mime autre chose que ce qu’il dit.

C’est un mécanisme que les dessinateurs connaissent bien. La méthode Assimil apprenait la phrase : « Voulez vous acheter une voiture? ». Le dessinateur la mettait dans la bouche d’un accidenté qui proposait sa voiture en accordéon.

Intraduisible?

Limite importante : l’humour est intraduisible. Pourquoi ?

Intraduisible ? Certains humours le sont. D’autres pas.

Quand Mark Twain nous parle en anglais de quelqu’un qui possédait un whisky si extraordinaire que, quand il en buvait, il parlait écossais, cela se traduit fort bien, mais il est possible que « parler écossais » éveille en plus, pour un Anglais des harmoniques, des souvenirs qui échappent aux autres.

En France, on peut plaisanter à propos de 1515 : tout le monde connaît la date de la bataille de Marignan même quand on ignore toutes les autres. En Angleterre, aucune résonance.

On ne peut traduire l’humour s’il prend appui sur un jeu de mots que ne connaît pas la langue d’arrivée, quand il fait allusion à un fait connu et significatif dans le pays de départ, ignoré ou indifférent dans celui d’arrivée. Allez traduire ce propos de Raymond Devos : « L’oie de Louis a oui ce que toute oie ouit. »

En revanche, chaque fois qu’il fait allusion à des faits universellement connus, il peut fort bien être traduit. On s’amuse autant à lire en français qu’ anglais les aventures et mésaventures des douze enfants de la famille Gilbreth, dans « Treize à la douzaine » et « Six filles à marier ». La coexistence plus ou moins pacifique d’une vie familiale avec les exigences d’authentiques experts en productivité sont drôles tous azimuts.

Charlot n’est-il pas la preuve que l’humour sait franchir allègrement les frontières ? « Charlie Chaplin me fait rire aux larmes, disait Sacha Guitry. Il excite le rire des anglo-saxons, des latins, des slaves, des Chinois, des nègres, des enfants comme des adultes. Cependant, son humour est imparfait puisqu’il y a un homme qui n’en rit jamais, et cet homme, c’est Charlie Chaplin lui même »

Celui ci expliquait sa mélancolie : « C’est que je suis devenu très riche en jouant le rôle d’un pauvre »

L’humour est intraduisible quand, faute de connaissances, d’habitudes, d’expériences ou de sensibilité communes, la complicité ne peut s’établir. Il devient impossible de deviner ce qui n’est pas dit.

Quand ces conditions ont quelque peine à se réaliser, mais peuvent être éveillées, un clin d’œil ou une explication peuvent parfois permettre de se deviner, de rire ensemble. L’humour est un clin d’œil à la culture de celui qui l’accueille. Mauvais, il oppose. S’il est bon, c’est un lien puissant.

Pourquoi le rire est-il contagieux ?

Le rire d’un autre est une sorte de clin d’œil, une invite à dépasser le sens littéral pour aller voir, derrière, ce qu’il cache.

Même si vous ne le trouvez pas vous même, il peut suffire que vous soupçonniez le blagueur de vouloir exprimer autre chose que ce qu’il dit pour avoir envie de sourire.

Allons nous retrouver les trois conditions déjà aperçues en cherchant pourquoi certains rejettent ce qui eut pu les égayer ou y restent indifférents ?

L’humour suppose une « erreur », une opposition entre un « faux », exprimé, et un « vrai », deviné. Or il est fréquent que, dans le propos, il n’y ait pas incompatibilité, mais simple divergence, nuance. « Agree to desagree », disent les Anglais. Etre d’accord pour ne l’être pas.

On ne rit pas quand les deux réalités qu’oppose celui qui plaisante ont, au regard de celui qui pourrait rire, une cohérence possible. Il ne suffit pas d’opposer deux « réalités ». Il faut prendre le risque d’affirmer l’ « erreur »

Or, ce n’est pas évident. Notre esprit, formé à une certaine logique, répugne à paraître incapable de la respecter. L’humour comporte le risque, justement, d’être pris au sérieux et de passer pour ignorant ou un peu fou puisqu’il nous conduit à dire ce qui ne se dit pas, à sembler faire ce qui ne se fait pas.

Dans le Misanthrope, j’écoutais un jour la scène où Célimène dit tout le mal possible de ses amis. Les petits marquis riaient à gorge déployée pour entraîner le public. Mais celui ci restait froid. Il ne suffit pas d’être méchant ou de charger les autres pour être drôle. Beaucoup de comiques patentés ont tendance à l’oublier.

C’eut peut-être été différent si la médisance avait contrasté avec des flatteries adressées aux mêmes. Elles auraient révélé une duplicité, une contradiction, une «  erreur » ou errire.

Encore faut-il que l’ « erreur » présente un intérêt. On trouve dans les copies d’élèves des perles, matière à d’excellent bêtisiers, telle « La foire aux cancres » de Jean Charles. Un exemple ? « La vache a quatre pattes qui descendent jusqu’au sol ».

Les erreurs qui émaillent les copies n’en sont pas moins, pour la plupart, insignifiantes, insipides et lassantes.

Beaucoup d’humoristes croient nous amuser en multipliant les truculences, outrances borborygmes, grossièretés et nous laissent froids. Ils ne nous offrent rien à deviner.

L’absence d’erreur significative, intéressante, explique donc une part des échecs de l’humour.

Autre cause d’échecs : l’absence d’un signal, clin d’œil, incohérence, quand le partenaire ne sait pas si le propos est sincère où non, s’il doit le prendre au pied de la lettre ou chercher…et trouver, autre chose.

Le clin d’œil peut avoir échappé, faute d’attention ou parce qu’on n’a pas su l’interpréter ou encore parce qu’il a été trop ténu ou équivoque.

Il peut avoir été perçu pas certains et pas par d’autres qui, eux, ne trouvent pas matière à rire.

Celui qui plaisante peut avoir fait l’économie du clin d’œil par souci d’élégance, en laissant à son interlocuteur le soin de juger s’il s’agit ou non d’une plaisanterie. Les « pince sans rire » peuvent être très drôles pour ceux qui les connaissent très bien… et agaçants pour les autres.

Les « bêtisiers » de la télévision font beaucoup rire les présentateurs mais sont très souvent décevants pour l’auditeur qui n’arrive pas à savoir où s’arrête le jeu et où commence l’erreur.

Il arrive aussi, c’est fréquent, que derrière les clins d’œil ou les incohérences qui invitent à chercher autre chose, il n’y ait rien à trouver. C’est le cas des borborygmes et des rires en conserve dont abusent les contemporains.

Ils cherchent, comme les peintres non figuratifs, le succès auprès de ceux qui prennent appui sur toutes sortes d’images pour projeter ce qu’ils ont en eux. C’est le principe du test de la tache d ’encre.

Ces amateurs sont-ils nombreux ? J’en doute. Il est fréquent que des « humoristes » auxquels on demande plus qu’ils ne peuvent offrir abusent de ce procédé et c’est pourquoi tant d’émissions qui devraient être souriantes, nous ennuient.

On ne rit pas quand il n’y a plus rien à découvrir. La pornographie est rarement drôle.

J’admire la langue, la puissance, l’imagination de Rabelais mais, l’avouerais je ? Sa truculence ne me fait pas souvent rire.

Ces considérations font un peu dissertation. Pardon ! Et ce n’est pas fini. Il nous faut encore nous demander s’il faut compter le manque de complicité parmi les causes majeure d’échec quand on plaisante.

Donc, pardon encore ! Tournez quelques pages si cela vous ennuie, mais comment traiter autrement des échecs de l’humour ? Pour savoir cultiver des choux ne faut-il pas savoir aussi ce qu’il ne faut pas faire pour éviter d’échouer ?

On ne peut pas plaisanter n’importe quand ni avec n’importe qui.

Dans la comédie, l’un peut prendre pour une plaisanterie ce qui, pour l’autre, ne l’est pas ou vice versa. Ce qui amuse au théâtre peut conduire dans la vie à des incompréhensions,, à des malaises, à de vraies difficultés, à des drames.

Les plaisanteries peuvent être reçues comme sous entendant des arrières pensées agressives. Pas toujours à tort. Certains de ceux qui prétendent, qui croient plaisanter, sont redoutables, redoutés, pour leur « vacheries » plus ou moins déguisées.

Parmi ceux qui n’aiment pas l’humour, certains le trouvent fatigant, lassant. C’est vrai que, pour l’apprécier, il ne suffit pas d’écouter. Il faut trouver le sens caché. Ce peut être facile ou difficile. Il exige un esprit en éveil, prêt à bondir. Il s’adresse à celui qui accepte d’entrer dans le jeu.

On n’a pas envie de rire quand on ne peut pas comprendre les allusions, deviner la « vérité » que cachent les « erreurs » faute des connaissances préalables nécessaires.

Marie Chantal, touchée de compassion, donne un chèque à un malheureux et lui demande : « Faut-il le barrer ? » C’est drôle dans la mesure où l’on sait qu’autrefois, un chèque barré ne pouvait être touché que par quelqu’un qui avait un compte en banque. Le règlement a changé et ce n’est plus drôle que pour les anciens.

Kofi, in gabonais du plus bel ébène devenu maire d’un village de Bretagne puis secrétaire d’Etat à l’intégration, obtint le prix de l’humour politique pour cette « erreur » : « M. Le Pensec et moi sommes tous deux bretons, mais il est d’avant la marée noire et moi d’après » Souhaitons que ce trait devienne vite incompréhensible parce qu’on ne saura plus ce qu’est la marée noire .

Quand André Santini déclarait « L’archevêque de Lyon n’a rien compris au préservatif. Il le met à l’index » cela ne peut porter après de la multitude de ceux qui ignorent qu’en langage ecclésiastique, l’index est la liste des livres dont la lecture était défendue aux fidèles.

De même, ce dialogue au téléphone. « Allo! Invalides 14-18 ? – Non. Ici invalides 39-40. Je vous passe mon père. » Quand on ne saura plus que les numéros de téléphone parisiens commençaient par les premières lettres du nom d’un standard et qu’ « Invalides » était l’un d’eux, quand on n’aura plus en tête les dates des guerres trop successives…

Quand manque la ou les connaissances nécessaires, la complicité faut défaut. C’est l’indifférence ou l’agacement

L’auditeur n’a pas envie de rire quand il soupçonne celui qui prétend plaisanter d’user simplement d’un masque pour envoyer les piques qu’il n’ose pas exprimer directement. Pour lui, c’est un faux humour. Avec l’essor de la psychanalyse hypervulgarisée, ce refus de complicité est de plus en plis fréquent.

L’auditeur refuse aussi quand ce qu’on lui présente le révulse, quand il pense : « Ce n’est pas drôle. C’est de mauvais goût, laid horrible, repoussant »

Ne rit pas celui qui rejette, qui refuse la complicité, ceux « dont la bouche ne se plie pas dans le sens de la rigolade » comme disait Cavanna, ceux qui se sentent attaqués ou blessés dans leur personnes, dans leurs attachements, dans leurs opinions , ceux qui estiment que ce n’est pas le moment de plaisanter, etc.

« Un humoriste est parfois obligé de commettre des fautes de goût pour faire rire », disait un jour le sympathique Michel Drucker. Obligé ? Les fautes de goût sont une des causes majeures des échecs de l’humour.

La complicité est subjective et c’est pourquoi l’accueil d’une plaisanterie varie tant d’une personne à l’autre, d’un public à l’autre.

Certaines amusent les uns et pas les autres.

Quand « la dame de fer », Margaret Thatcher, est devenue premier ministre du Royaume uni,, un dessinateur l’avait représentée chez elle. Elle mettait ses gants pour sortir tandis que son mari, dans son fauteuil, recevait un coup de téléphone. Du regard, Margaret interroge. « C’est pour moi, darling, répond Dennis. C’est le mari de la Reine qui m’assure de sa sympathie. » J’ai souvent raconté cette histoire. Elle a beaucoup plus de succès chez les hommes que chez les femmes.

Dennis, d’ailleurs, avait de l’humour. Quand un journaliste culotté lui a demandé qui portait le pantalon dans son ménage, il a répondu : « Non seulement c’est moi qui le porte, mais c’est moi qui le lave et qui le repasse ! »

Au château de Rochemaure, une troupe avait présentée une comédie d’Aristophane, Lysistrate, qui évoquait des scènes de ménage. On avait fait asseoir les hommes d’un côté et les femmes de l’autre. Les rires ne partaient pas au même moment à droite et à gauche.

Cela arrive aussi, dit-on, à la Chambre des députés La même plaisanterie éveille parfois de toutes autres résonances pour les uns ou pour les autres.

Le drame, le malheur, sont aussi les ennemis du rire. Ils plissent les visages dans un sens différent: les coins de la bouche s’abaissent au lieu de se relever.

Autre limite : trop d’humour décourage la complicité… et, pour certains, le trop arrive très vite.

Jean l’Anselme l’a joliment exprimé.

Monsieur l’Anselme

A vouloir toujours amuser,

Toutes vos plaisanteries

Au lieu que l’on en rie,

On s’en passe, lassé.

Les obstacles sont nombreux, redoutables, mais il est des humoristes qui se vantent de les braver ou de les tourner en dérision : les tenants de l’humour noir, les « pince sans rire » qui jouent sur les frontières entre ce qu’on peut ou ne peut pas comprendre, de l’incertitude de ceux qui se demandent s’ils plaisantent ou non,, les amoureux de la dérision,, du rire « décapant » ou grossier, tous ceux qui aiment choquer par ce qu’ils disent ou suggèrent.

Ce n’est pas, pardon ! l’humour que j’aime. Je me demande parfois si ces gens là ne rejouent pas inlassablement la fable du renard à la queue coupée qui s’efforçait de présenter sa mutilation comme une fine recherche esthétique.

S’ils sont capables d’un véritable humour, qu’ils le montrent. J’aurai plaisir à les applaudir comme je le fais pour Cavanna… quand ses propos cessent d’être « bêtes et méchants ».

Laissons la liste un peu morose des raisons de ne pas s’amuser de ce qui aurait pu être de l’humour. N’essayons pas de tracer des frontières nettes entre ce qui est de l’humour et ce qui n’en est pas. Elles sont floues, changeantes, capricieuses, mais quelques points de repère peuvent-ils aider à s’orienter, à mieux savoir dans quel sens chercher ?

Ces échecs, ces limites, ne s’expliquent-t-ils pas généralement par l’absence de l’une des conditions que nous avons aperçues ?

Il manque soit une « erreur » intéressante, significative, soit le clin d’œil qui incite l’auditeur à chercher, à deviner au delà de ce qui est dit, soit la complicité de celui qui pourrait s’amuser,, soit que celui ci ne dispose pas des connaissances nécessaires pour retrouver la « vérité » ou ne sache pas les évoquer, soit qu’il éprouve une sorte de répulsion qui l’empêche d’entrer dans le jeu.

XI. QUELQUES PRIX D’EXCELLENCE

Oui, mais ces conditions éclairent-elles ce qui fait la qualité des meilleurs humours ?

Oh là ! casse cou ! Prétendre décerner des prix d’excellence de l’humour, quelle fatuité !

Je le sais bien. Je n’ai aucune chance de convaincre les grognons, mais vous n’en êtes pas, n’est ce pas ?

Et puis, faute de donner des prix, on peut essayer des « exemples, non?

Alors, essayons. Vous complèterez, vous remplacerez mes choix par les vôtres et nous chercherons ensemble si nous y retrouvons nos « erreurs » significatives, intéressantes, nos clins d’œil, nos complicités.

De quoi dépend la valeur d’un propos plaisant ? de l’intérêt de ce qui est dit et surtout, de ce qui est suggéré, surtout si c’est l’opposé de ce qui est dit, de la qualité, de la discrétion efficace, du signal qui alerte le rieur, enfin de celle des résonances éveillées en lui. Elles alimentent sa complicité.

Chacun de ces éléments peut-il être riche ou pauvre ? beau ou laid ? fin ou grossier ? Méchant ou sympathique ? Intelligent ou stupide ?

Oui, il y a de belles « erreurs ». Ce qui en fait la qualité ? Plusieurs éléments.

« La forme même des pyramides montre que, depuis la plus haute antiquité, les ouvriers en font de moins en moins », disait Jean Paul Lacroix. Le contraste entre l’inattaquable logique de ce raisonnement et le fait qu’il n’ apporte vraiment rien à l’opinion qu’il est censé soutenir est réjouissant.

Y a-t-il beaucoup de distance entre ce qui est dit et ce qui est suggéré ? « Il faut mépriser l’argent », dit Cavanna. Et il ajoute : « surtout la petite monnaie .» Appréciez l’opposition entre le moralisme de ce qui est dit, le cynisme de ce qui est suggéré et la simplicité du clin d’œil : « surtout » qui met la puce à l’oreille, restreint la portée de ce qui vient d’être dit et annonce l’opposé.

L’ "erreur" est-elle significative de quelque chose d’intéressant, d’un caractère caché ou d’une contradiction, par exemple ? Ecoutez le quatrain du bibliophile.

Enfin j’ai la bonne édition

Celle qui porte en page treize

Une faute d’impression

Que ne porte pas la mauvaise.

Cette faute recherchée, cette inversion des valeurs laisse percer le bout de l’oreille du collectionneur. Quoi qu’il prétende, ce n’est pas la meilleure édition qu’il veut, c’est la date cotée.

Un groupe d’experts en productivité a assisté à Londres, à un concert symphonique. Le rapport qu’ils en rapportèrent, chef d’œuvre d’incompréhension caricaturale poussée jusqu’à l’absurde, ouvre une bellle perspective sur les techniques qui permettent de rationaliser le travail, en même temps que sur le mystère de la musique et de l’art.

« Pendant des durées considérables, les quatre joueurs de hautbois n’ont rien à faire. Il faudrait en réduire le nombre et mieux répartir leur travail sur l’ensemble du concert afin d’éliminer les pointes d’activité.

Les douze violons jouent des notes identiques : c’est une répétition inutile. L’effectif de cette section doit être réduit de façon drastique. Si l’on a besoin d’une sonorité plus ample, on peut l’obtenir par des appareils électroniques.

Beaucoup d’efforts sont gaspillés à jouer des quarts de croches. C’est un raffinement excessif. Nous recommandons d’arrondir toutes les notes à la demi croche la plus proche. En agissant ainsi, il serait possible d’utiliser plus largement des exécutants dont la formation et le salaire coûteraient moins cher.

Il ne sert à rien de faire répéter par les cors un passage qu’ont déjà traité les cordes. Nous estimons que si l’on éliminait tous les passages qui se répêtent, la durée du concert pourrait être réduite de deux heures à trente minutes et l’on pourrait supprimer l’entracte »

Convaincant, non ?

Quelle est l’intensité de l’ »Erreur » ? Quand Jean Charles cite cette affirmation trouvée dans une copie : « C’est en l’honneur du Président Carnot qu’une ville de Bretagne fut nommée Concarneau », la bourde est assez monumentale pour dérider bien des gens.

L’humour peut attendrir. Sur une affiche, un joli visage d’enfant. La légende : « Le rêve de cette petite fille : vieillir ». C’est un appel à des fonds pour combattre les maladies génétiques…

Côtoyer le sublime

L’humour peut être profond, côtoyer le sublime. Que pensez vous de ce texte de Parkinson ?

« Diriger. Quel est donc ce secret que chaque génération doit découvrir à son tour ?

C’est l’art de désigner un objectif lointain de telle façon que tout le reste semble sans importance. Lorsque le vrai chef a fini de décrire le Saint Graal, la Ville éternelle, la gloire de la France ou l’honneur du Régiment, toutes les privations, tous les périls immédiats paraissent négligeables..

C’est avec un peu de cette ferveur que le grand Duchemin a rassemblé ses hommes autour de lui à la veille de la première fusion. Mes enfants, dit-il, il faut penser grand. Si cette affaire se fait, nous contrôlerons le quart de la production de notre branche. Qui, devant un tel enthousiasme, aurait pu demander une augmentation ? Qui, en plein conseil d’administration, aurait pu commencer à discuter de la semaine de trente heures ? Qui, d’ailleurs, s’est plaint d’être resté au bureau toute la nuit ? C’était une récompense suffisante que de rentrer chez soi, pâle et hagard en faisant jurer à sa femme de garder le silence. N’en parle à personne, Suzanne, mais le vieux Duchemin est sur le sentier de la guerre. D’ici jeudi, la nouvelle devrait éclater. Seigneur, je suis vanné.

Supposez, si vous voulez, que le mari de Suzanne n’ait rien à voir avec cette négociation. Supposez même qu’on n’ait pas eu besoin de lui au bureau. Le fait n’en demeurait pas moins qu’il vivait en spectateur un drame auprès duquel il pouvait oublier ses problèmes personnels.

C’est dans cet esprit là que les hommes se sont battus à Austerlitz, à Trafalgar et sur les plages de Normandie. C’est sous les ordres d’un chef inspiré que le soldat en vient à considérer sa propre mort comme un simple incident… »

Qu’en pensez vous ?

Tristan Bernard était juif, ce qui, pendant la guerre de 1940, lui inspirait des craintes, hélas justifiées. A un proche qui lui demandait quel cadeau il souhaitait pour ses étrennes, il répondit : « Un cache nez »

Le jour où la gestapo vint l’arrêter avec sa femme, il lui dit : « Jusqu’ici nous vivions dans la crainte. Désormais nous vivrons dans l’espérance. » Chapeau!

Est ce der l’humour, cette réponse de l’abbé Pierre à un désespéré qui venait de lui expliquer longuement pourquoi il avait décidé de se suicider. « Je vous comprends, répondit-il, mais n’auriez vous pas un moment pour nous donner un coup de main ? »

Et l’homme est devenu l’un des fondateurs d’Emmaüs. L’abbé Pierre n’avait rien dit mais tout fait comprendre.

Oui, l’humour peut approcher du sublime.

« Erreur » significative, intéressante, clin d’œil qui aide, si nécessaire, à ne pas s’y tromper, complicité de celui ou ceux qui accueillent l’humour, ces trois critères ne se sont-ils pas montrés à la fois éclairants et compatibles avec ce qui nous savons de la variété, des limites, de la qualité de l’humour ?

Accepteriez vous de les valider ?  

 

XII. DEFINIR? ESSAYONS

J’oublie le défi de Daninos.

Voyons ! Définir l’humour, ce n’est pas possible.

Ceux qui le prétendent ne sont que des ignorants. Ils n’ont jamais lu, eux, les illustres devanciers qui l’ont fort bien fait.

Qu’ils lisent, outre « Le rire », de Bergson, « Le rire, (suite) » de Jean Fourastié (Denoël), « L’humour » de Robert Escarpit (Que sais je ?), « De l’humour » de Georges Elgozy (Denoël) et bien d’autres.

Elle sont éclairantes les définitions qu’ils proposent. Jugez en.

« Rupture du déterminisme cérébral chez l’adulte et découverte d’un nouveau déterminisme chez l’enfant. Conflit de déterminismes » (Fourastié)

« Bisociation » (Koestler),

« Des phénomènes à structure dialectique comportant une phase critique génératrice d’angoisse, de tension nerveuse, et une phase constructive de détente, de conquète de l’équilibre » (Escarpit)

Bergson, qui a publié « le rire » en 1900, a montré la source du rire, « le mécanique plaqué sur le vivant ». Il a distingué le comique formel : travestis, gestes automatiques, travers ;  le comique de situation, le comique de mots et celui de caractère.

Lumineux, subtil, évident, n’est ce pas ? Bien sûr, ce n’est pas à la portée de tout le monde mais c’est de haute volée !

Bon. Ai je été assez snob et pédant ? Ai je su avoir l’air d’apprécier assez ce qui est mystérieux ?

Puis je maintenant avouer que je n’ai pas compris grand chose à ces propos compliqués et que je n’y ai rien aperçu qui puisse m’aider à cultiver mon humour ?

C’est dans ces cas là que je prends conscience des limites de mon intelligence. Dès qu’on parle un langage un peu technique, précis, indispensable à toute recherche scientifique, je perds les pédales.

Vous qui êtes bien plus intelligent que moi, vous avez tout compris, n’est ce pas ?

Ai je fait preuve d’assez de modestie ? d’humilité même ?

Si vous me l’accordez, alors, je vous dirai franchement qu’à mon avis, ces définitions subtiles, loin d’éclairer le sujet, ne font que l’obscurcir un peu plus. C’est réfrigérant, je ne veux pas dire un peu sinistre, non, mais…

Et cela prouve que Daninos a raison.

L’énigme du rire a résisté aux efforts des définisseurs, au moins de ceux que je connais. Même si certains approchent. A cache tampon, on ne dirait pas qu’ils brûlent, au plus que certains sont tièdes.

« Au cours de trois millénaires, écrit Jean Fourastié, les meilleurs esprits qu’ait produit l’humanité ont échoué dans leur tentative d’expliquer rationnellement le rire…d’en trouver les causes à la fois nécessaires et suffisantes »

Non. Définir l’humour est impossible.

Mais dites moi, cela ne vous attire pas, comme la lumière, les papillons, les problèmes impossibles ? Moi, oui.

J’ai beau faire, mais l’histoire américaine de l’ignorant qui ne savait même pas que c’était impossible et qui l’a fait, me fait baver d’envie. J’aime les contes de fées.

J’ai envie de tenter l’aventure comme le jeune ( ? ? ?) prince qui avait tellement envie de réveiller la princesse endormie. Vous permettez ?

Une définition de l’humour ? Pourquoi faudrait-il qu’il n’y en ait qu’une?

Quand Prévert, un virtuose, lui, définit l’humour comme « la vérité du dimanche », il nous offre une définition poétique et très jolie qui met bien en valeur le rapport souple entre humour et vérité.

Laissons l’étude de l’abondante bibliographie du rire à de plus savants, à de plus patients, à de plus consciencieux que vous, peut être, que moi en tous cas. Je préfère chercher ce qui me fait rire ou sourire.

C’est plus drôle. Ce n’est pas moins fécond.

Puis je risquer quelques définitions, quelques approches ?

L’humour c’est dire ce qu’on ne pense pas pour faire deviner ce qu’on pense.

C’est ce qui est juste assez « faux » pour évoquer le « vrai », juste assez « vrai » pour embellir le « faux »

Des choses qu’en veulent dire d’autres

La définition que je préfère, celle qui m’a mis sur la piste, a été donnée, sans y penser je crois, à mon fils médecin par une de ses clientes. A propos de je ne sais qui, elle commentait : « Ils disent des choses qu’en veulent dire d’autres ». Génial !

Vous ne me croirez pas quand je vous dirai que j’ai trouvé une excellente définition de l’humour dans mon vieux catéchisme.

Disons plutôt entre les lignes de mon catéchisme. « Mentir, c’est parler contre sa pensée avec l’intention de tromper. » L’humour, c’est parler contre sa pensée avec l’intention de ne pas tromper…ou de ne pas tromper tout le monde. Vrai ou faux ?

Pas si naïfs, les vieux théologiens. Pour bien définir le mensonge, il fallait le distinguer de l’humour et ils l’ont fort bien fait.

Persuadé, Pierre Daninos ?

Non, bien sûr. Vous ne vous contenterez pas d’approches. Vous défiez de faire tenir en peu de lignes une définition qui touche à l’essentiel.

Voici ce que je propose.

« L’humour est un jeu de l’esprit, un jeu avec la « vérité », avec la logique et les mots qui les expriment, un jeu où l’on dit, non pas ce qu’on veut faire comprendre, mais autre chose qui permet de le deviner et qu’un ou des complices auront plaisir à découvrir. »

On peut chercher encore. L’humour, c’est « faire comme si… », ce qui suppose une réalité à double face dont l’une, celle qu’on cache plus ou moins, est « vraie », tandis que celle qu’on formule ne l’est pas.

L’humour, comme un jeu, suppose un ou des partenaires qui sachent deviner à quoi l’on joue (le clin d’œil), qui sachent jouer (connaissances préalables) et qui acceptent de jouer (complicité) Le rire ou le sourire montre l’accord entre complices et le succès du jeu.

Ce n’est pas une vraie définition puisqu’on peut dire la même chose de la poésie.

Vous croyez ? Entre les deux, je vois plus qu’une nuance.

Dans la mesure où l’on peut approcher son mystère, le poète nous montre une réalité qu’il ne peut cerner. L’humoriste, lui, dit le contraire ou au moins l’opposé de ce qu’il suggère.

Ces deux approches différentes peuvent fort bien se conjuguer. Vive la poésie spirituelle ! Vive l’humour poétique !

Le sourire et le rire signifient :  « Astucieux, je vous ai compris, bien que vous ayez dit ou fait tout autre chose. Je suis complice et cela m’intéresse. »

Dans une définition, en principe au moins, les mots sont pesés. Faut-il que j’explique ? Cela va m’obliger à me répéter, à disserter, à « pédanter ». Si cela vous ennuie, d’accord, sautez une page.

« Astucieux, je vous ai compris », rappelle que rire ou sourire sont des sortes de gestes de victoire, d’une victoire de l’esprit sur une « erreur » proposée ou commise par un autre, un satisfecit qu’on se donne à soi même…

Pourquoi parler de complicité et d’intérêt ? Pour être sensible à l’humour, il faut pouvoir comprendre ou au moins deviner allusions et clins d’œil, déceler le piège et l’éviter, reconstituer ce qui n’est pas dit, donc avoir avec celui qui plaisante, des connaissances et une culture communes. Et il faut entrer dans le jeu, s’y intéresser.

Et pourquoi « opposé » plutôt que « contraire » ? La frontière est souple, subtile. Entre ce qui est dit ou fait et ce qu’il faut deviner doit se situer une différence significative, une différence qui change le sens de ce qu’on comprend ou ressent, qui fasse que l’un soit une « erreur » par rapport à l’autre et pas seulement un complément.

Par exemple, entre « L’égoïste est celui qui ne pense pas aux autres » et « …qui ne pense pas à moi », il y a plus qu’une nuance. La balle change de camp.

L’humour va mettre en jeu au moins deux réalités opposées : celle qu’on exprime en plaisantant et celle que l’autre va découvrir ou deviner et qui le fera rire. Les deux doivent être à la fois assez parentes pour que la « mauvaise » fasse penser à la « bonne » et assez opposées pour que l’une chasse l’autre.

Mais si l’ erreur  est le contraire de la vérité, deux termes nuancés ne sont pas contraires, mais opposés. Les nuances qui changent le sens peuvent appeler le sourire, permettre d’excellents humours. Les complémentarités sont intéressantes mais pas drôles.

Quelques images

Quatre images vont compléter ces définitions.

L’humour est comme la réserve que le dessinateur laisse en blanc. C’est autre chose, autour, qu’il colorie et qui donne la forme de ce qu‘il n‘a pas dessiné.

Comme ce qui est offert sur les marchés, l’humour est incroyablement divers, mais le but est toujours le même : obtenir un accord entre le vendeur et l’acheteur. Le rire et le sourire sont des signes d’accord entre celui qui plaisante et celui qui accepte d’être complice.

L’humour ressemble aussi aux boutiques des enfants où, pour rire, une feuille est un billet de banque, un caillou, un gigot, un bout de bois, un balai, un coquillage, un bijou. Les acheteurs entrent dans le jeu. Tout y est : les possibilités variées, la « vérité » déguisée, le complice qui comprend ce qui n’est pas dit, le rire ou le sourire qui expriment l’accord.

Les limites et la qualité s’y trouvent aussi. Le marché pour rire tombe à plat si l’acheteur éventuel n’entre pas dans le jeu. Il n’a guère d’intérêt si le vendeur manque d’imagination et n’en éveille pas chez l’acheteur.

L’échange et l’accord peuvent atteindre la qualité si l’un sait offrir de faux produits pittoresques, mais pas si faux que cela, et si l’autre interprète l’offre avec imagination.

Autre image : le déguisement. Un clochard n’est pas drôle. C’est triste. Un milliardaire déguisé en clochard, au contraire, fait rire les complices qui le reconnaissent et rétablissent « la vérité ». Il les fait rire à condition (limites de l’humour) que le faux clochard montre le bout de l’oreille, que l’  « erreur » soit identifiable et que le personnage en question ne soit pas antipathique car on dirait alors : « ce n’est pas drôle » ou « il est ridicule ». Ce mot, étymologiquement veut dire : « qui prête à rire », mais il ne s’applique qu’au rire moqueur ou plus souvent au dédain, au mépris qui excluent rire et sourire, ces symboles de complicité.

Ces approches rendent-elles compte de tout ce qui nous fait rire ? Il faudrait aller beaucoup plus loin,, décortiquer, approfondir, nuancer. J’en laisse le soin à de plus forts que moi.

Ce qui me comblerait, c’est que vous aperceviez une perspective qui vous permette de mieux approcher, de mieux utiliser les mécanismes d’un humour sympathique, chaleureux, convivial, de mieux en user pour vous exprimer, pour qu’on puisse à la fois mieux se comprendre et égayer la vie.

Plus facile à dire qu’à faire. Comment cultiver le sens de l’humour ? Le prochain chapitre tentera de répondre.

En attendant, si j’imagine avoir fait progresser la connaissance de ce mystère sur lequel ont « séché » tant de grands esprits, il me faudra vous en convaincre. Et cela…

Et si je n’y parviens pas, j’essayerai de vous apitoyer avec mes 85 ans !

Et vous aurez parfaitement le droit de me dire que ce n’est pas une excuse pour écrire n’importe quoi.

Alors, je baisserai la tête et je me tairai.

Je me tairai, mais me permettrez vous alors de vous trouver un peu grognon ?

 

XIII. OUI, COMME LES CHOUX... OU PRESQUE

Un personnage de Pierre Dac contemplait, pensif, le Panthéon. « On dira ce qu’on voudra, remarqua-t-il profondément, mais cela n’a rien à voir avec Le Tréport »

Peut-être prétendrez vous que l’humour n’a rien à voir avec les choux. Cela, je vous le concède.

Encore que...

Non. Je ne possède pas l’adresse du druide Panoramix qui pourrait, avec sa potion magique, rendre irrésistibles tous vos propos, et je ne prescrirai pas à ceux qui vous écoutent du protoxyde d’azote, le célèbre gaz hilarant. Ce serait trop facile.

Comme les muscles et les choux, le sens de l’humour peut se cultiver. C’est une des formes d’intelligence les plus plaisantes, les plus stimulantes. Si l'on savait la mettre en valeur, l’orienter vers le bon humour, celui qui, rappelez vous, en toutes sortes de domaines, irrigue et féconde, aide à s’exprimer, à vivre et à aimer...

Pour cultiver l’humour, comme pour cultiver les choux, il faut désirer le faire, donc croire que c’est possible, et savoir ce qu’on veut en faire.

Après, on peut essayer de découvrir - ou d’approcher, ce ne serait déjà pas si mal - une méthode, des outils pour éveiller le sens de l’humour, apprendre à le déceler, à le saisir, à le goûter, à en user

Vous souvenez vous pourquoi nous avons tenté de percer les secrets des princes de l’humour ?

C’était dans l’espoir de trouver des chemins vers l’humour de qualité dont , tous, nous avons tant besoin : un humour sans amertume, qui ne blesse pas.

J’ai tenté de situer quelques constantes, des points de repère. Reste à savoir en tirer parti.

Et c’est le hic. Vous le savez bien, l’humour est inné, pas fabriqué. On nous l’a assez dit. Qui n’en a pas le don n’a qu’à se tenir tranquille.

D’accord ? Moi, pas.

Quand l’ambiance s’y prête, quand l’esprit et le cœur sont légers, l’humour fleurit tout seul comme les coquelicots sur le bord du chemin.

A d’autres moments, on a envie de rire avec les autres, mais il faut pour cela prendre le ton, chauffer l’atmosphère, s’écarter un peut de ce que voient les yeux de tous les jours pour apercevoir, discerner, deviner ou fabriquer des « erreurs », des contradictions, des incohérences, des ambivalences gaies.

Comment travaillent-ils?

Les bons humoristes ont-ils tous eu la plume facile ? Joli sujet de thèse.

Nous n’avons pas les manuscrits de Molière. Il faudrait retrouver ceux d’Alphonse Allais, de Tristan Bernard, de Sacha Guitry, de Pagnol, de Bernard Schaw, de Jérôme K Jérôme, de Parkinson, de Galbraith et bien d’autres. Il se pourrait que l’humour qui semble spontané soit - non pas toujours, mais plus souvent qu’on ne le croit - le fruit d’un travail plus ou moins minutieux qu’ils ont appris à faire, que nous pouvons apprendre.

Je ne vous dirai pas le nom de cet humoriste qui recevait ses amis. Au cours de la soirée, il avait raconté spirituellement une histoire qui avait eu beaucoup de succès. Un peu plus tard, un de ses invités prit la parole. Il s’était assis sur le coin du bureau de son hôte et, indiscret, y avait regardé un papier. C’était le brouillon de cette belle histoire, avec ses laborieuses ratures. Et cet invité avait fait profiter de sa découverte les autres invités qui se sont bien amusés, mais la soirée à tourné court.

J’ai demandé à l’excellent Jean Amadou comment il travaillait. Il m’a répondu.

Comment je travaille ? Mon Dieu. Je n’ai pas de méthode. Il faut d’abord trouver le sujet (lecture des journaux) puis l’angle d’attaque de façon à faire sourire de ce qui semble ennuyeux. Je découpe des articles qui me serviront plus tard, ou pas mais c’est sans importance mais avant d’attaquer j’ai déjà (mot illisible) dans ma tête.

Ce que mettait mon âme à côté du papier

Je n’ai plus simplement qu’à la recopier.

(Cyrano)

Utiliser la citation, mais à bon escient, en abuser fait un peu pédant… Mais un conseil : ne cherchez pas de modèle, laissez vous aller à votre instinct, faites ce que vous avez envie de faire. Bon courage et bonne chance !

Je lui ai répondu notamment.

Hélas, quand je me fie à mon instinct, il me vient plutôt des dissertations économico-historiques et quand j’ai envie d’être gai, j’ai besoin d’un peu d’aide .

Oui, l’humour peut se cultiver comme les choux... sous réserve de quelques petites différences, bien sûr.

Mais pour quoi faire ? N’allons nous pas, cher Jean de la Fontaine, forcer notre talent et ne rien faire avec grâce ?

Oui, cultiver l’humour est utile. Il peut être d’un grand secours pour comprendre, pour enseigner, pour se faire comprendre à demi mot, pour s’exprimer.

L’humour est un métier. Il faut strictement le réserver aux humoristes professionnels. Les amateurs comme nous ne doivent pas s’en mêler. Comment faire respecter cette discipline indispensable à la qualité de l’humour ?

Il faut surtout récuser avec énergie cette intimidante prétention au monopole.

Ceux qui ne savent faire que de l’humour, qui ne cherchent qu’à faire rire de tout, sont souvent insipides. On se lasse vite de les écouter.

L’humour est un condiment fort agréable, non un plat de résistance qui peut à lui seul alimenter longtemps notre esprit.

Qui, pour essayer de faire oublier l’indigence du repas, en met de gros plocs , gâte la sauce

L’humour figure dans notre patrimoine à tous.

Pour enseigner ?

Oui, l’humour, le bon humour est, pour enseigner, un précieux outil.

Là, j’enfonce une porte ouverte. Beaucoup de professeurs, de conférenciers, le savent parfaitement. D’autres, plus nombreux, hélas ! devraient en prendre de la graine, les imiter, s’ils savaient le faire.

Après bien des décennies, je tiens encore pour d’excellents maîtres tous ceux de mes professeurs qui savaient user d’humour.

Afin de nous apprendre à surveiller ce que nous écrivions, mon professeur de sixième, le père Blandin, faisait traduire à toute la classe une certaine phrase de latin ou de grec, je ne me souviens plus, et il nous lisait le résultat. Une bonne moitié d’entre nous avait « compris » : « Jean Baptiste était le père de Zacharie et la mère d’Elisabeth » !

Il ne changeait pas de ton quand il se mettait à raconter une histoire, de sorte que ceux qui n’écoutaient pas se trahissaient d’eux mêmes quand éclataient les rires des autres.

Même la grammaire pourrait être drôle. J.L. Fournier l’a confirmé dans sa « Grammaire française impertinente » (Payot). Il illustre de vraies règles par des exemples saugrenus. Selon lui, il est plus facile de retenir la conjugaison de péter que d’aimer. Après avoir exploré les irrégularités du verbe choir, il trouve plus pratique d’utiliser :  « se casser la gueule » 

Ne confondons pas humour avec vulgarité, mais c’est une voie de recherche. Les exemples peuvent être à la fois gais et de bon goût, tels des verbes comme chahuter, rire, ou partir en vacances...

Pourrait-on aller beaucoup plus loin en se donnant la peine d’explorer les erreurs et les mécomptes qu’entraîne la méconnaissance de la grammaire, mais aussi ses illogismes, les bizarreries de ses exceptions, les équivoques qu’elle tolère, tous les jeux qu’elle permet.

Un exemple ? En arrivant dans une classe, dit-on, un inspecteur entendit le maître dire : « l’inspecteur est un âne ». Ayant vu sur les cahiers que les élèves négligeaient la ponctuation, celui ci écrivit au tableau « Le maître dit : « L’inspecteur est un âne » Puis il proposa d’ajouter deux virgules et obtint : « Le maître, dit l’inspecteur, est un âne »

Cavanna a offert un excellent exemple de ce qui est possible dans son livre « Mignonne, allons voir si la rose... » Il ne serait pas difficile de le faire évoluer vers une grammaire qui ravirait les enfants et donnerait le ton à une forme plus gaie d’enseignement .

La logique devient drôle pour qui cherche vraiment à quelles sottises on aboutit quand on méprise ses règles.

Exemple, vieux comme le Moyen âge.  « Qui boit bien dort bien. Qui dort bien ne commet pas de mal. Qui ne commet pas de mal a la vie éternelle. Donc, les ivrognes ont droit à la vie éternelle. »

La recherche systématique des erreurs drôles pourrait révolutionner la pédagogie.

Illustre précédent : Socrate. L’ironie de ce fils de sage femme était un art d’accoucher les esprits, de faire découvrir à l’interlocuteur les vérités qu’il porte en lui. « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien » disait-il. C’est absurde et tellement vrai à la fois.

Pour Aristote, l’ironie, c’est « appeler les objets par des noms contraires .» Le terme d’ironie s’est dégradé, a pris, avec les philosophe du XVIIIe une consonance amère. Eironein, c’est interroger ou feindre.

L’humour et le style

Oui, l’humour est une forme d’imagination qui peut se cultiver.

Le pessimiste imagine toutes sortes de dangers qui pourraient survenir. L’humoriste imagine des erreurs possibles mais évitées, évitables ou significatives.

C’est le cas quand Pierre Richard voit qu’un grand blond a une chaussure jaune et une noire, qu’un commissaire, au lieu de s’occuper des malfaiteurs, invente un faux suspect pour égarer ses « chers » collègues...

Cultiver l’humour peut aider à former un style, cet art de dire peu et d’exprimer beaucoup.

Pour cela, savoir parfois dire le « faux » pour évoquer, faire vivre et deviner le « vrai ». L’humour, la poésie et le style sont proches cousins.

Ne vous a-t-on pas appris, comme à moi, que le style est l’art de trouver le mot juste. Avec Boileau, je croyais, naïf, qu’il ne faut rien nommer si ce n’est par son nom, qu’il faut appeler chat un chat, mais lui, Rollet, il ne l’appelait pas Rollet, mais « un fripon »

Le style est l’art de trouver les mots efficaces, ceux qui font sentir ce que l’on veut exprimer. Ils sont parfois fort éloignés du sens littéral. L’humour appelle rarement les choses par leur nom, mais il fait deviner fortement, gaiement, ce qu’il veut dire. Il offre des bijoux à de jolies pensées.

J’adore le style de Rostand dans Cyrano. Le bagarreur qu’il nous montre éveille en nous l’image, profondément vraie, de celui qui aura beau s’évertuer, qu’un terrible handicap tiendra éloigné de la joie qu’il espère, qu’il mérite mais qu’il n’atteindra jamais.

Roxane vient, naïve, inconsciente, de porter un terrible coup à son amour muet. Cyrano, à qui elle avait donné un rendez vous qu’il croyait galant, a dû lui promettre de défendre celui qu’elle aime, son beau rival. Elle lui dit alors son admiration pour son dernier combat.

« Cent hommes, quel courage ! » Quand Cyrano répond : « Oh, j’ai fait mieux depuis. » Roxane ne peut comprendre, mais le public, lui, sait ce que Cyrano veut dire sans vouloir, sans pouvoir le dire. Il sent intensément sa souffrance et son immense effort.

J’adore l’humour, plein de tendresse, de ses mensonges quand il va mourir. Roxane devine enfin ce qu’il n’a pas dit : que c’était lui qui parlait par la voix, par les lettres de l’élégant Christian.

« Non. Ce n’était pas moi !

- C’était vous.

- Non

- Les mots chers et fous, c’était vous

- Non

- La voix dans la nuit, c’était vous

- Je vous jure que non

- L’âme, c’était la vôtre

- Je ne vous aimais pas

- Vous m’aimiez. C’était l’autre

- Vous m’aimiez

- Non

- Déjà vous le dites plus bas.

Cyrano dit non mais le public, lui, sait que c’est oui. Il sent toute la souffrance et le courage que cachent ces "non"

Analyser le rôle du l’humour dans le style ? Il y faudrait bien des volumes. Il en est l’un des plus sûrs atouts.

Dans la vie, ceux qui savent comprendre et pratiquer un bon humour ont bien des chances d’être d’agréables compagnons et de bons équipiers.

A qui bon poursuivre ce plaidoyer ? Vous conviendrez sans peine que s’il était possible de cultiver l’humour, ce serait pour l’humanité un progrès comparable au passage de la cueillette à l’agriculture.

Et cela nous éviterait de rester si souvent sur notre faim quand, au lieu du rire promis, nous ne trouvons que des platitudes.

 

XIV. UNE GYMNASTIQUE, BIGRE!

Comment savoir s’il est possible de cultiver l’humour ?

En essayant une méthode, ou au moins des approches.

Si elles fonctionnent assez pour susciter des progrès, la question sera tranchée.

Si elles sont insuffisantes, la question pourra rester ouverte. Libre à vous de trouver mieux.

L’ humour est un don. Prétendre l’enseigner est une bouffonnerie !

Vraiment ? Etes vous si sûr qu’on ne puisse entraîner les jeunes et les moins jeunes à comprendre le bon humour, l’humour du bonheur, à en user pour exprimer avec plus de relief et d’attrait ce qui peut intéresser et être retenu ? Nous aurions tort de nous en priver.

Nous allons y réussir d’un seul coup de baguette magique…

Oui,, dès que nous saurons faire des miracles, En attendant, contentons nous de modestes et parfois laborieuses approches.

Les dons se cultivent

C’est un art qui est et restera difficile, long à approcher. Il comportera toujours une large part de don, mais les dons aussi se cultivent ou restent en friche.

Il a besoin pour s’épanouir d’un milieu ouvert, favorable.

D’abord, apprendre à mieux discerner la matière première de l’humour, « l’  erreur » significative qui contraste avec « la réalité ».

S’efforcer de déceler, à côté de la cohérence, l’incohérence possible ; à côté de la logique, l’illogisme significatif ; à côté de l’efficacité, la mésaventure ; à côté de ce qu’il faut faire, ce qu’il ne faut surtout pas faire ; à côté de ce qu’on voit, ce qu’on devrait voir et qu’on ne voit pas...

C’est, comme la poésie, une manière de faire voir ce que les autres ne distinguent pas et qu’ils aimeront découvrir.

S’entraîner à comprendre le bon humour et à en user peut être une merveilleuse école d’intelligence.

On peut habituer son esprit à saisir, à recomposer, à deviner ce que l’autre veut dire, à partir d’indices aussi subtils et cachés parfois que ceux qui guident un détective.

Les mains du pianiste jouent des mélodies différentes qui forment un tout. De même, l’esprit peut acquérir la souplesse qui permet de suivre deux pistes en même temps.

Apprendre à utiliser « l’erreur », le jeu avec « la vérité »,voire l’absurde, pour exprimer subtilement ce qu’il veut dire.

Découvrir, utiliser des moyens d’accéder à l’esprit de l’autre, d’établir avec lui une complicité. Savoir la susciter.

Savoir évaluer, comme on sonde l’opinion, les dispositions d’un partenaire, d’un groupe, d’une salle, afin de ne proposer qu’une dose acceptable d’humour, de savoir si le « clin d’œil » est utile, s’il doit être discret ou appuyé.

Vérifier si les auditeurs disposent des connaissances nécessaires pour réagir à « l’erreur » exprimée et pouvoir comprendre ce qui n’est pas dit.

Certains textes gais tardent à se mettre en route quand il faut d’abord faire connaître au public certains faits qu’ignoreront les personnages et qui donneront à leurs propos un sens différent de ce qu’ils croient dire.

Comme pour une langue étrangère il faut savoir, donc apprendre tour à tour, à transposer ce qu’on veut dire dans un autre langage et à comprendre des textes plus ou moins mystérieux.

Merveilleuse école d’intelligence, de souplesse, de pénétration.

Tout cela, c’est l’objectif, mais comment l’atteindre ou au moins y tendre ?

 

XV. DES LECONS DE MARIVAUX, DE DAUDET, DE PAGNOL

Avant de cultiver les choux, mieux vaut regarder comment font les jardiniers. On apprend beaucoup à observer les maîtres de l’humour.

Marivaux fut pour moi un éveilleur. Il m’a montré qu’on pouvait naviguer entre deux réalités, exprimer l’une pendant qu’on fait sourire de l’autre.

Dans  « Les fausses confidences », par exemple, « Tout était faux, dit l’amoureux, sauf ma passion et le portrait que j’ai fait de vous »

Son théâtre n’est que pièges, mises à l’épreuve, quiproquos vrais ou feints. Ce que les personnages semblent faire n’est pas ce qu’ils font. Ce qu’ils disent n’est pas ce qu’ils ressentent. Le public le sait et, complice, devine « la réalité ». Il s’en amuse.

Les sentiments se nuancent et se contrarient à l’infini dans un flou plein de délicatesse.

Lire et rire de bon cœur, excellent moyen de s’entraîner à l’humour. Il ne suffit généralement pas. On rit sans se soucier de savoir pourquoi. C’est plus simple.

Un exercice possible : repérer, souligner ou noter, dans un texte, les moments où apparaît le rire ou le sourire, puis y revenir pour en chercher le pourquoi.

Prenons, par exemple, le début du « Sous préfet aux champs », d’Alphonse Daudet.

La calèche, le cocher, le petit claque, le bel habit brodé, la culotte collante à bandes d’argent, l’épée de gala à poignée de nacre, tout cela est pittoresque, mais il n’y a rien à deviner .

Le sourire apparaît quand Daudet nous dit et nous répète que le sous préfet regarde tristement sa serviette en chagrin gaufré. Voilà qui nous cache quelque chose.

Nous commençons à comprendre quand, après « Messieurs et chers administrés... », plus rien ne vient, ou plutôt quand naissent des idées et des sensations qui n’ont rien à voir avec le discours attendu du comice de La combe aux fées : l’air embrasé ; les cigales qui se répondent d’un arbre à l’autre.

L’esprit de notre sous préfet ne fonctionne pas comme il le devrait. Il y a comme une « erreur »

Elle s’aggrave, ou plutôt s’embellit, quand un petit bois de chênes verts se met à lui faire signe, quand les oiseaux, impressionnés, s’arrêtent de chanter - cela, c’est possible quoique... - mais quand les sources n’ont plus osé faire de bruit, quand les violettes se cachent dans le gazon, quand tout se petit monde se demande qui est ce beau seigneur qui se promène en culotte d’argent...

Cette fois, ce n’est plus possible. C’est un clin d’œil que nous fait le gentil poète. De bon cœur, nous sourions avec lui. Nous entrons dans le jeu avec un sourire qui ne cessera de s’élargir .

Parmi les contemporains, entre autres, l’humour de Nicole de Buron m’a longuement interrogé.

D’abord, elle écrit, non pas en « il » ni en « je », comme tout le monde, non pas en « nous »  comme Jean d’Ormesson  (« Nous n’étions pas très intelligents. »), mais en « vous ».

Les aventure qui lui arrivent, elle vous oblige à imaginer que c’est vous qui les vivez. C’est vous qui devez trouver le moyen d’être à la fois une bonne mère ouverte et moderne, une maman effarée par ce que vont inventer vos chéries et par les dangers qu’elles courent, une épouse qui doit préserver son époux d’une attaque mortelle s’il découvrait que sa fille fait la manche devant les grands magasins et se sert pour quêter, du melon qu’il lui a rapporté d’Angleterre !

C’est vous qui ne savez pas comment appeler les êtres étranges sans nom qu’amènent à la maison vos filles chéries, et c’est vous qui devez vous faire, pour les désigner, des périphrases du genre : « le ver de pomme aux lunettes noires. »

C’est vous qui êtes en pleine panique parce que votre petite fille est amoureuse, qui faites une scène à votre mari en lui disant : « Tu ne m’as jamais brossé les cheveux » sans pouvoir lui expliquer d’où vous vient cette idée. Il vous rirait au nez ou menacerait d’abattre à la carabine le séducteur de votre fille.

C’est vous et ce n’est pas vous. C’est faux, mais pas tout à fait. C’est un excellent humour.

Elle tire un étonnant parti de tous les illogismes, contradictions, imprévus, pieux mensonges, à peu près, ambivalences, perfidies, etc. venus tant des autres que d’elle même .

Elle trouve l’adjectif juste assez faux pour être drôle, juste assez vrai pour porter.

Elle raconte comment elle essaye, non, comment vous essayez, doucement, par de délicates insinuations, d’apaiser une amoureuse folle de jalousie. « Les garçons, les hommes mentent parfois, tu sais. »

Votre fille chérie sait, elle, que le sien lui dirait la vérité. Vous vous extasiez devant la naïveté de votre trésor et « vous continuez votre vilain travail d’adulte. » Quelle virtuosité !

Observer comment écrivent les auteurs qui ont de l’esprit, voilà un exercice qui n’a rien de pédant ni de mélancolique, et qui fait apprécier l’humour.

On peut aussi mettre à plat un texte drôle, le noter en style banal, puis essayer, chacun à sa façon, d’en retrouver la gaieté. Enfin, comparer avec le texte primitif...

Parfois, peut-être, aurez vous fait mieux que lui, mais s’il est bien choisi,, il sortira de l’épreuve avec un relief, une drôlerie que vous aurez appris à mieux apprécier.

Quand, dans une rédaction, un élève essaye d’être drôle, il faut être sévère, sanctionner sans indulgence toutes les erreurs et fautes de goût, ne tolérer que ce qui est excellent. Etre très ferme, c’est le bon moyen...

...le bon moyen de quoi ? de tuer dans l’œuf tout espoir de style gai.

Pour développer le sens de l’humour, il faut, au contraire accueillir et encourager les tentatives maladroites, les aider à mûrir, les orienter vers la recherche d’un humour de qualité, à la fois expressif et gai.

Une pédagogie ? Oh la là !

Esquisser une pédagogie de l’humour ? C’est le métier des enseignants chevronnés, non ?

Ils vont grogner un peu, et même beaucoup, devant ces quelques approches des moyens de développer son humour et de mieux accueillir celui des autres.

Mais si nous ne le faisons pas, le feront-ils, eux ?

Oui, ils le feront, et très bien.

Je n’en suis pas très sûr. Tant pis. Essayons.

J’ai dit essayons. J’ai un peu peur que vous ne compreniez qu’il suffit de lire ce chapitre, de vous faire une idée de la méthode, pour avoir le droit de prétendre que cela ne marche pas.

Vous seriez comme ces gens qui écoutent à la radio la leçon de gymnastique en savourant leurs dernières minutes de lit.

J’ai tort ? Tant mieux ! Alors bon courage pour vos exercices. Ils demanderont des efforts et du temps. Pardon ! mais les premiers résultats devraient vous encourager.

Pour commencer, nous allons essayer de donner du relief à un texte quelconque, de sentir qu’on peut l’animer, le sortir des rails habituels, d’avoir une première idée de ce qu’il peut devenir.

Prenez un ou plusieurs textes qui vous semblent un peu trop sérieux.

S’il est de vous, ou s’il traite d’un sujet sur lequel vous vous amuserez volontiers, tant mieux, mais beaucoup d’articles de votre journal pourraient faire l’affaire.

Repérez dans ce texte plusieurs points sensibles où vous pourrez glisser une remarque qui l’éclaire sur une autre face, qui le remette plus ou moins en cause : « Vraiment ? », « Si l’on peut dire…  », « Tiens, tiens ! », ou simplement un point d’interrogation ou d’exclamation… Vous en trouverez vous même, et de meilleurs.

N’espérez pas que cela vous donnera un humour de haute qualité. Patience. Mais le texte commencera à vivre, à s’assouplir, à montrer qu’une « réalité » plus ou moins cachée pourrait se trouver derrière ce qu’on exprime.

Essayons sur un texte de hasard, un texte sérieux.

C’est probablement, dit un savant, la découverte qui m’a le plus marqué dans ma carrière, celle qui se produit au terme d’un long cheminement, souvent ingrat. La recherche, c’est dur, très dur. Mais quand vous avez établi une hypothèse et que soudain elle débouche, c'est fascinant…

Ce texte, essayons maintenant de l’animer, de le préparer à sourire, par des remarques qui montreront que la réalité pourrait être moins simple, moins sérieuse qu’il ne le semble.

C’est probablement, dit un savant, un grand ou un petit ? un vrai, un douteux ou un faux savant ? la découverte qui m’a le plus marqué dans ma carrière, Découverte ? N’est ce pas la douce illusion de ceux qui ignorent ceux qui ont trouvé avant eux ? celle qui se produit au terme d’un long cheminement, souvent ingrat. Belle mise en valeur du travail qu’on veut faire apprécier… et peut-être faire payer le plus cher possible. La recherche, c’est dur, très dur. Ce n’est pas assez dire, cher monsieur. Ne faudrait-il pas parler d’héroïsme ? Mais quand vous avez établi une hypothèse et que soudain elle débouche, c'est fascinant…Fascinant pour vous qui imaginez avoir découvert quelque chose de capital, mais pour les autres… ? Pardon, cher monsieur, de vous avoir un peu chahuté. A charge de revanche, bien sûr ! mais j’avais envie de jouer avec vous. »

Essayons d’aller plus loin, de chercher comment reprendre ce message, mais en remplaçant le propos par des « erreurs » qui le suggèreront.

« Des découvertes, moi j’en fais à longueur de journée et je n’arrive même plus à en tenir le catalogue. Vous me croyez, n’est ce pas ?

« La recherche, c’est facile, incroyablement facile et toujours jubilatoire. Vous lancez une hypothèse comme un hameçon au bout d’une ligne et le bouchon qui frétille vous indique tout de suite qu’un gros poisson mord.

« A la longue, cela devient tellement  habituel qu’on en oublie que, pour faire ce que je fais, il faut du génie. Et les récompenses prestigieuses ne tardent pas à pleuvoir. Les Nobel s’accumulent tellement que les journaux n’ont plus assez de place pour en parler.

« Ne croyez surtout pas les chercheurs qui prétendent qu’ils peinent. Ils ont simplement peur de voir trop de jeunes s’engouffrer dans ce métier trop facile. Non ? »

On peut s’exercer à d’autres variantes, par exemple, esquisser un portrait.

« Son œil pétille. Il se redresse. Il essaie bien de cacher la haute estime qu’il a de lui même et de son œuvre, mais il n’y parvient pas.

« Non, il ne parle pas de génie. L’idée ne lui en vient même pas. Non…Encore que…tout bas…tout bas, quand personne ne peut l’entendre, qui sait ce qu’il se dit ?

« Et puis, allez deviner les autres aspects de son personnage, ceux dont on se gardera bien de parler quand on l’accueillera à l’Académie, puis, quelques années plus tard, quand son successeur prononcera son éloge funèbre. Non, cela ne nous regarde pas. C’est un grand homme, cela ne vous suffit donc pas ? »

Excellent, n’est- ce pas ?

Non. Aucune prétention…sinon celle de montrer qu’on peut animer un texte comme on en trouve beaucoup, sortir des rails de la pensée sérieuse pour tenter d’explorer les riches domaines de l’ « erreur » significative.

Voulez vous un second essai sur un texte différent mais tout aussi banal ?

Panne de croissance et chute des rentrées fiscales transforment l’élaboration du prochain budget en mission impossible. Absorbé par la réduction des dépenses, le gouvernement est confronté à un autre obstacle majeur : sur fond de climat social tendu, Matignon et Bercy doivent piloter la réduction des effectifs de fonctionnaires qui constitue l’un des fondements de la remise à niveau des finances publiques…

Reprenons le même processus. Commençons par farcir le texte.

Panne de croissance Là, déjà, voilà le bon prétexte, celui qui renvoie sur les autres la responsabilité de nos échecs. Continuez, M. le Ministre. Nous vous avons à l’œil… et chute des rentrées fiscales de ce point de vue, quand vous encaisserez assez ou trop d’impôts, dites l nous…transforment l’élaboration du prochain budget en mission impossible. Cela vous met en valeur un homme, de devoir affronter une mission impossible, de se sacrifier sans espoir. Vous auriez pu refuser d’être ministre, mais non. Vous êtes héroïque. Absorbé par la réduction des dépenses, On en parle souvent mais on ne la voit pas souvent venir. le gouvernement est confronté à un autre obstacle majeur : sur fond de climat social tendu, Toujours la faute des autres, n’est ce pas ? Matignon et Bercy doivent piloter la réduction des effectifs de fonctionnaires sauf exceptions bien sûr. Vous ne le dites pas, mais le passé nous a appris ce que valent ces bonnes résolutions. Allez y monsieur le Ministre et nous applaudirons…si vous le méritez vraiment… qui constitue l’un des fondements de la remise à niveau des finances publiques…tant de fois promise ! »

Essayons maintenant l’approche par les « erreurs »

« L’économie est en pleine forme et les rentrées fiscales affluent. Bien sûr, ce n’est pas ce que disent les statistiques mais elles mentent si souvent !

« N’allez donc pas nous dire que l’élaboration du prochain budget sera difficile. Avec un peu de courage et de volonté politique, ce ne sera qu’un jeu d’enfant. Voulez vous des conseils, M. le Ministre ?

« Si les rentrées fiscales ne vous suffisent pas, il suffit d’être gentil avec les contribuables pour qu’ils vous rendent la pareille et fassent un effort spontané. Cela, c’est certain.

« Vous pourriez aussi vous contenter de ce que vous avez, mais cela, c’est une pratique plus courante chez les ménagères qu’au ministère des finances.

« Non. Je ne vous conseille pas l’imagination : en matière fiscale, c’est un peu trop facile.

«  Le climat social ? Les manifestations ? Vous ne trouvez pas que c’est pittoresque et bon enfant ? Ayez le sens de l’humour. Riez en et tout rentrera dans l’ordre.

«Réduire les  dépenses ? Mais c’est facile puisque vos fonctionnaires ne peuvent rien payer sans votre autorisation. Il suffit de la leur refuser, voyons, de leur interdire d’ouvrir le porte monnaie !

« Trop de fonctionnaires ? Vous n’avez qu’à renvoyer chez eux tous ceux qui s’ennuient au bureau et ne sont intéressés que par la délicate gestion de leurs dates de vacances.

« Si la remise à niveau des finances publiques vous semble trop difficile, on peut prendre votre place, vous savez ? »

Peut-on encore esquisser un portrait ?

« Monsieur le Ministre des finances pose pour l’Histoire avec un grand H. Il sera celui, le seul, lui, qui a su, qui a eu le courage et la clairvoyance de remettre à niveau les dépenses publiques.

« Il ne veut évidemment pas que vous ignoriez les difficultés de la tâche gigantesque à laquelle il ose s’atteler: la panne de croissance, la chute des recettes, le climat social tendu…

« Eh bien, tout cela, il va le dominer avec une admirable …maîtrise, n’est ce pas ?

« Le climat social ? Ne savez vous pas qu’il est un champion du dialogue ? 

Le nombre des fonctionnaires ? Vous verrez comme il va savoir en garder juste assez et liquider les inutiles, comme cela, en douceur, sans que personne s’en aperçoive.

« Tout cela, M.  le Ministre le rêvait tout bas, mais il avait envie que d’autres le disent.

« Son rêve a duré jusqu’au moment où il en a parlé à ses collègues chargés de faire fonctionner la machine.

« A mesure que le budget avance, son éloquence recule.

« Après tout, il n’est pas le premier. Qu’en pensez vous ? »

Génial !

Oh non. « Pourrait faire mieux » eussent noté mes professeurs, imitant le renard (si votre ramage…) pour essayer de m’inciter à bosser.

Oui, on pourrait faire beaucoup mieux. Vous pourriez faire, vous ferez beaucoup mieux. Essayez donc sur des textes que vous choisirez !

Un pied de nez à Boileau

Il est, d’ordinaire, plus facile d’essayer par écrit. L’ordinateur, très souple et qui rature à l’infini sans gribouiller, est souvent commode mais si vous préférez raturer, pourquoi pas ?

Lire à haute voix un texte en le farcissant, en le remplaçant par des « erreurs » parlantes, en en tirant des portraits ? Essayez. Ce n’est pas mélancolique.

Se mettre à plusieurs pour rechercher le ton qui vous plaira ? Excellent !

Vous atteindrez très vite l’excellence.

Oui, vous l’atteindrez…si vous avez du génie. Avec du talent, ce ne serait pas mal, mais si vous devrez vous résigner à chercher plus longtemps, à échouer plusieurs fois avant de réussir, à y revenir de jour en jour, à suivre à la fois plusieurs textes, à tenter de grimper laborieusement au mât de cocagne enduit de savon mou pendant que l’assistance se marre, allez y ! Les lots en valent la peine.

On vous a appris, en suivant Boileau, « Ajoutez quelquefois et souvent, retranchez. » C’est bien vrai pour ceux dont la verve et l’imagination débordante a peine à se contenir, à condenser. C’est vrai aussi, croyez moi, pour le journaliste confronté à l’éternel problème des dimensions de la page de journal, pour l’orateur qui ne veut pas assommer ses victimes..

En revanche, il est plus probable, quand on cherche l’humour, qu’il faille faire un pied de nez à Boileau et procéder par compléments... avant de faire le tri.

Le texte de départ a bien des chances d’être sec, sérieux et plat. C’est par des ajouts successifs qu’il faudra lui donner la vie, le relief et l’humour.

Une relecture, réécriture, comme je vous l’ai montré, pourra farcir ce texte de remarques un peu sceptiques qui laisseront apercevoir des doutes, des réalités plus complexes.

D’autres pourront préciser le cadre qui donne vie, animer les personnages, en nuancer la psychologie, etc., puis dégager en tout cala des contradictions, des erreurs significatives, pour arriver à l’humour, car c’est un gibier qu’on n’attrape souvent qu’au bout d’un longue traque.

Quand vous l’aurez atteint, il sera temps peut-être de vous rappeler que les plaisanteries les plus courtes sont souvent les meilleures, donc d’élaguer le moins bon pour mettre en valeur le meilleur, mais au stade de la recherche, il est souvent nécessaire d’allonger. Vous verrez bien.

Vous n’atteindrez peut être pas l’excellence, ou bien, coquette, elle se fera attendre, elle vous fera attendre et recommencer un bon moment. Le bon humour, c’est du grand art.

Mais vous serez sur le chemin qui mène à votre humour à vous, et si vous réussissez à le mettre en résonance avec ceux qui vous entourent, vous en tirerez beaucoup de joie et c’est ce que je vous souhaite.

Une multitude d’approches

Pour y parvenir, de multiples approches, de multiples exercices sont possibles. Voici quelques idées dont beaucoup ont été glanées ici ou là.

On peut, en effet, « faire des gammes » d’humour.

Pierre Daninos insiste sur les ressemblances entre l’écriture et le sport. Au tennis, on « fait des balles » avant de lancer la partie.

Colette parlait de la nécessité de « chauffer sa plume ».

De même, le style plaisant peut ne venir qu’après une mise en train. Elle est plus facile quand plusieurs complices se renvoient les balles.

Parmi les a multiples « erreurs » possibles, apprenez à distinguer, à imaginer, celles qui sont significatives, intéressantes, celles qui laissent deviner le « vrai ».

J’ai aimé, par exemple, dans une publicité, ce propos d’une jeune fille qui disait : « Je lui ai dit « peut-être », mais cela voulait dire « oui », et celui d’un cinéaste : « Je cherche un léger décalage avec la réalité ».

Essayez par exemple d’imaginer gaiement ce que peut être le moral de militaires qui n’ont plus d’ennemis. Prenez vraiment le temps d’essayer, de sécher, puis comparez avec cet essai d’Amadou dans « Le journal d’un bouffon » sous le titre « Enfin un ennemi »

Depuis qu’elle avait renoncé à la conscription, l’armée française n’avait pas le moral. Elle avait beau s’équiper de chars Leclerc ultra performants, d’un porte avions flambant neuf avec un pont enfin rallongé pour que les Etendards ne se transforment pas en sous marins, on la sentait mal à l’aise, en porte à faux, réduite à des opérations de police au Kosovo. La raison était simple : la France n’avait plus d’ennemis, nos étions amis avec tous nos voisins. Or une armée sans ennemis, c’est l’équipe de France de football qui joue en match amical. Elle joue, elle fait son métier, mais bon, si elle perd, ce n’est pas dramatique. On ne peut avoir le moral que si l’on se sent rempart de la nation…. On fait défiler les chars le 14 juillet et puis on les rentre au garage. A l’école de guerre, on paufine des plans d’attaque…contre personne. C’est très difficile d’encercler un ennemi qui n’existe pas…

Apprendre à prolonger une information surprenante, ou une expression courante mais…

Le même Jean Amadou avait trouvé dans un envois de son percepteur cette formule « Les 10% supplémentaires sont à ajouter en moins ». Essayez de mettre en valeur ce lapsus…

Voici comment il le fait : Ajouter en moins est une opération que ni Euclide ni Pythagore n’avaient imaginée. Quand vous avez ajouté les 10% en moins, il ne vous reste qu’ à retrancher le reste en plus !

Et encore. J’ai toujours trouvé étrange l’expression : « Il n’a pas inventé la poudre » pour désigner quelqu’un d’un peu attardé….Il me semble au contraire que ne pas inventer la poudre est une preuve d’intelligence et de générosité.

Essayez de mettre en lumières ces bourdes que nous commettons tous à longueur de journée.

Apprendre à distinguer, dans ce qu’on veut exprimer, ce que les auditeurs savent, ou pressentent, ou peuvent deviner, ce qui sera compris même si ce n’est pas ce qui est dit, de ce qui tombera à plat faute de ces préalables.

C’est là qu’il faut situer l’humour.

Il faut le proscrire chaque fois qu’est nécessaire un exposé clair « qui ne se devine pas », ne se prête pas à l’équivoque, soit parce que l’auditeur ignore ce à quoi on peut faire allusion, soit parce qu’il est trop difficile, voire impossible de situer « la vérité ».

Cela peut expliquer aussi que, dans une salle, devant un même propos, les uns rient aux éclats et d’autres restent de marbre.

S’habituer à imaginer ou à utiliser toutes sortes d’oppositions.

Non, cela ne suffit pas pour atteindre l’humour. Il faut aller jusqu'à la contradiction, à l’illogisme qui font réagir et trouver la « vérité » cachée.

Comme les écrivains, ceux qui cultivent l’humour aiment jongler avec les mots, les rapprocher, les déformer, en tordre, retourner, chahuter la forme et le sens, les rapprocher d’autres mots chargés d’une électricité opposée qui fait des étincelles.

Associer un verbe avec un adverbe ou une locution qui le contredit peu ou prou : « Il riait gravement ». «Il râlait gracieusement ». « Ecoutez le silence de la nuit » disait Lacordaire. 

Explorer les adjectifs plus ou moins incompatibles entre eux ou avec un substantif. « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles » (Hugo) « Des prêtres recueillis et obèses » (A. France). «  Il était subtil et stupide ».

La ressemblance des mots, des sonorités, les rimes peuvent accuser les contrastes de sens.

Les possibilités sont multiples.

A l’infini ? Non.

Quand les électrodes se touchent, l’étincelle ne jaillit pas, pas plus que si elles sont un peu trop éloignées l’une de l’autre. La marge est étroite.

De même, les oppositions dont jaillit l’humour doivent être assez franches pour être drôles, mais assez significatives pour avoir un intérêt.

Certaines tirades peuvent fuser d'un trait, surtout chez ceux qui manient l'humour depuis longtemps, qui vivent dans un milieu très gai. Oui, mais, bien d'autres exigent une mise au point plus ou moins minutieuse.

Qui a dit: "La grande musique, c'est de la petite mécanique"? L'humour aussi.

Il faut apprendre l'art du clin d'œil, ce petit détail, parfois à peine perceptible, qui va mettre "la puce à l'oreille", obliger l'auditeur à tourner la tête, à apercevoir ce qui va l'intéresser, le faire rire.

C'est tout un art qui demande du doigté et une bonne connaissance de son public. C'est difficile quand il est disparate. En faire trop, c'est être lourd. Pas assez, c'est laisser froid l'auditeur.

Il faut surtout apprendre à évoquer par l'humour des thèmes vraiment intéressants, des propos de qualité. Molière en usait pour éclairer les recoins de la nature humaine.

Si l'humoriste se croit autorisé à donner des leçons, il agace. Celui qui n'a rien d'intéressant à dire ne tarde pas à lasser. L'humour est un extraordinaire outil au service de l'intelligence, mais l'intelligence ne se contente pas longtemps de pirouettes.

 

 

XVI. ETES VOUS PRÊT A ESSAYER?

Voulez vous quelques idées d'exercices?

Gisèle Tessier ("L'humour à l'école" Privat 1990) et Georges Elgozy ("De l'humour" Denoël 1979) ont donné des pistes fort intéressantes pour l'éducation de l'humour.

La première, qui cite le proverbe "Quand tu ris, le monde entier rit avec toi. Quand tu pleures, tu pleures tout seul", pense qu'il faudrait ajouter un quatrième outil aux aptitudes fondamentales: Lire, écrire, compter et rire.

Pour cultiver des choux, il faut des outils. Existerait-il, pour se mettre en train, des moyens qui incitent à l'humour? une manière de poser les questions?

Tâchez de raconter plusieurs fois, dans un même récit, une histoire semblable avec de petites variantes qui donnent du relief et déclenchent au moins le sourire.

Exemple. Dans "Le voyage de M. Perrichon" de Labiche, les deux prétendants font la même chose, à des nuances près. L'un sauve le père de sa belle et l'autre se fait sauver par lui. La différence entre les effets des deux méthodes donne une excellente pièce.

Sacha Guitry, dans "Désiré", raconte successivement la découverte de rêves semblables d'abord chez les maîtres, puis à l'office chez les domestiques. Le parallèle est amusant et il n'est pas indifférent.

Tirer de ces pièces des sujets de rédactions gaies, puis comparer avec l'œuvre peut aider à trouver le style de récits spirituels.

Cela suppose, répétons le, une bonne dose de tolérance. Celui qui s'essaye à l'humour ne trouve pas d'emblée le ton juste. Il est important - et difficile - de l'encourager et de le guider au lieu de condamner ses fautes.

Avoir un choix de textes gais et les relire pour se mettre dans l'ambiance? Même si cela ne suffit pas, c'est utile. Comme pour les juments poulinières, avoir recours à un boute en train est souvent efficace.

Qui plaisante entraîne les autres à plaisanter, de même que ceux qui racontent de petites histoires en trouvent beaucoup plus quand elles alternent avec celles d'un complice.

Mais on n'en a pas toujours un sous la main. Alors?

Il est souvent difficile d'exprimer gaiement un thème qui menace d'être ardu. L'esprit des gens sérieux est naturellement attiré par une expression... comment dirais je? monoculaire? sérieuse ?  de ce qu'ils veulent dire.

L'humour est binoculaire: il voit la "réalité" sous deux faces qui ne coïncident pas, ou pas tout à fait.

Comment sortir des rails de la pensée toute droite pour faire un détour vers la fantaisie?

Collectionner der mots plus ou moins ambivalents sur lesquels on peut jouer et dont un Raymond Devos joue en virtuose ?

On pourrait concevoir un dictionnaire des mots qui, plus que d'autres, se prêtent à l'humour. Ils qui vous avertissent que vous êtes proche d’un gisement qui, peu ou prou, peut être exploité gaiement.

Ce sont des mots qui ont des antennes vers deux ou plusieurs « réalités ».

Pas seulement « Réalités ». Il peut s’agir aussi de virtualités, de rêves, de suppositions de toutes sortes logiques ou saugrenues. Ce sont des clés.

Elles ne suffisent certes pas à ouvrir les coffres aux multiples serrures où se cachent les trésors de l’humour. Elles ne remplaceront pas l’art d’observer, ni le talent de découvrir les termes qui font mouche.

Quels sont ces mots clés ? Faites comme moi. Collectionnez les pèle mêle.

Prenez par exemple le mot « trop ». S’il y a trop, il existe une dose tenue pour « normale ». Tu voles trop pour un fonctionnaire de ton grade ! Et l’erreur laisse apparaître un caractère.

Notez : « en même temps », et « comme si » qui enrichit et transforme le vécu par une ouverture sur l’imaginaire. Il trouvait le moyen d’avoir le visage à la fois rond et carré. Il était fier comme si tout le monde l’admirait.

On peut ajouter des termes comme : à peu près, plus ou moins, pas tout à fait, presque (Jean, est tu levé ? - presque ), mais.. , quoique..., approximatif,  excessif, fausse piste, oubli, hypocrisie, manque de…, déforme, ment, désobéit, déraisonne, déborde, dérape, essaie en vain, imagine, se figure, rêve, (il rêve de gloire mais il n’est qu’un sympathique rêveur), espère naïvement, déforme, se trompe, confond, oublie, rate, croit, croit savoir, pêche, pervertit, en dépit du bon sens, naïvement, semble, (il semble stupide, mais il est très malin), ressemble, à l’air de…, prend pour…, dit autre chose que ce qu’il pense, que ce qu’il fait, se moque, autrement dit…, différence, nuance, ( Il semblait hésiter, mais il savait vraiment. Nuance !), apparence, face cachée, avoir l’air de…, pile ou face, discret, comprendre, voir, sentir (autre chose que ce qui est) etc. etc.

Cherchez en, cherchez des exemples. Vous en trouverez, beaucoup.

Ces clés vous aideront à prendre du recul, à élargir l’attention spontanément dirigée vers un seul objet à la fois, de la mélodie simple pour vous faire slalomer sur un parcours complexe.

Elles peuvent ouvrir des portes vers des études sérieuses, approfondies, vers des parallèles qui jouent un rôle dans la recherche.

Elles servent en littérature, à la manière de la vision binoculaire, à donner du relief à ce qu’on évoque, à orchestrer un thème.

Elles ouvrent des portes vers la poésie qui enrichit en comparant, en supposant, en découvrant des cohérences et des affinités secrètes.

Lorsqu’elles débouchent sur des incohérences, des confusions, des comparaisons saugrenues, des « erreurs » significatives, elles ouvrent la voie vers l’humour. Dans ce cas, généralement, disons « l’humoriste » évoquera « le faux »

Ce sont des mots ou des termes qui suggèrent une double « réalité » ou distinguent ce qui se fait d’une « norme » plus ou moins connue du rieur.

Les mots affûtent le regard, introduisent à la recherche de ce qui fera sourire.

Dans cette dualité, « l’humoriste » évoquera généralement la « fausse » et laissera son complice deviner le « vrai » et, s’il lui plaît, de s’en amuser.

Celui qui est drôle n’est pas d’ordinaire celui qui, consciemment, volontairement, brave la loi ou sort de la norme. C’est l’inconscient qui s’en écarte naïvement et révèle ainsi son caractère, ses erreurs, ses ignorances, ses faiblesses, celui qui dit ce qu’il ne « faut » pas dire ou fait ce qu’il ne « faut » pas faire. Le rieur rectifie mentalement et s’en amuse.

Plus le naïf va être affirmatif, obstiné, ingénieux dans son erreur, plus il sera drôle. Plus le rieur tiendra « la norme » pour valable,, plus il aura envie de rire de celui qui la méconnaît.. .à moins que, grognon, il ne s’indigne.

Certes, dans ce mécanisme, le rieur est plus ou moins moqueur, mais il peut l’être de façon sympathique, amicale, notamment quand il se sait capable d’une erreur analogue.. Si c’est un appel au rire méchant, ce n’est pas l’humour que j’aime, et même souvent, ce n’est plus de l’humour.

Mais lorsque l’ « erreur » comprendra une dose de « vérité » qui peut être profonde, comme c’est souvent le cas dans les mots d’enfant, le sourire se nuancera, s’enrichira. Et parfois, on s’apercevra, en un second temps, que c’est le naïf qui a raison, et le rire s’approfondira.

Certains s'amusent retourner des mots d'esprit, des proverbes, des dictons. « Le temps, c’est de l’argent... sur les cheveux ». « L’appétit vient en mangeant, mais plus encore en ne mangeant pas ».

Georges Elgozy nous propose des pistes dans son livre "De l'humour", (Denoël), avec les doubles sens, les répétitions, la dérive des dérivés, les variations sur thèmes connus, le choc des contraires, l'asymétrie, les métaphores, les calembours, les non sens, les inventions saugrenues, les définitions fantaisistes etc.

Pour détourner son esprit du droit chemin de l'expression toute plate, il existe quelques moyens. Ils ne trouveront pas pour vous les "erreurs" astucieuses qui déclenchent rire ou sourire, mais telle une boussole, ils peuvent montrer dans quelle direction chercher.

Sur une fiche qui sert de signet, vous pouvez dresser peu à peu une longue liste de termes qui peuvent être des " clins d'œil". Ils obligent la phrase à faire un détour, à aller vagabonder un peu. Ils peuvent truffer un texte sérieux et l’assouplir.

Des exemples? "Quoique...", comme tous les mots qui introduisent une rectification, oriente vers une réalité double dont une au moins, celle qu'on a exprimée, n'est pas tout à fait "vraie".

De même: "si l'on peut dire...", "si l'on veut...", "j'ai oublié de dire...", "presque...", "nuance...", "Tout doux!...", "Hum! c'est à dire que...", "Vrai. Tout à fait vrai?", » « Toujours…heu… La plupart du temps » etc., etc.

Maurois usait de "parfois", le jour où il écrivait: "La vie du soldat est rude, pleine d'imprévus et comporte parfois de réels dangers".

On peut reprendre un thème en se demandant ce qu'en diraient d'une part, l'avare, de l'autre le prodigue, l'orgueilleux, l'optimiste, le moqueur, le distrait. Ce qu'on veut dire prend alors un relief qui peut conduire vers l'humour.

Les comparaisons plus ou moins burlesques ou fort imprévues, quand elles permettent d'exprimer quelque chose d'intéressant, peuvent être drôles tel ce slogan de 1968: "La culture, c'est comme la confiture. Moins on en a, plus on l'étale".

Mais allez les trouver? Celles qui sont toutes simples sont déjà souvent aussi faciles à attraper qu'un oiseau sous la queue duquel on veut mettre du sel...

Quand vous cherchez une comparaison drôle, vous pouvez écrire la phrase telle qu'elle vous vient, puis essayer de la récrire en la déformant, recommencer le lendemain, le surlendemain, dans des contextes différents.

C'est de la pêche à la ligne. Avec un peu de chance, un poisson finit par mordre.

Des questions qui égaient

L'humour est plus facile quand une question l'appelle. Comment peut-elle introduire l'humour dans le dialogue? C'est l'un des grands outils de l'animateur.

On ne dispose pas souvent de questions du genre de celle du charmant Jean Tardieu: « Quel est le chemin le plus long d'un point à un autre? » « Etant donné un mur, dites ce qu'il y a derrière", ou encore: « Une bille remonte un plan incliné. Faites une enquête ». Savoir les trouver...

Une question prend appui sur une affirmation. Pourquoi pleut-il? affirme: il pleut. Cela n'a rien que de normal,... sauf si cette affirmation révèle une "erreur" ou une ignorance. Elle peut inquiéter ou piquer au vif , par exemple un jour de plein soleil.

Demander: Comment vous êtes vous enrichi? à celui qui, manifestement, tire le diable par la queue, ou: Pourquoi vos parents vous ont-ils appelé Lucien à celui qui s'appelle Gaston peut prêter à sourire.

L'"erreur", ici comme ailleurs, peut être ou non volontaire. Elle peut faire sourire des complices et pas d'autres personnes.

Demander à un bougon: Qu'est ce qui vous met de bonne humeur? ne fera probablement pas rire l'intéressé, mais peut être les assistants.

Une question peut surtout être intéressante, significative ou banale.

Elle peut servir de signal et laisser apercevoir une plaisanterie dans ce qui, jusqu'ici, semblait sérieux, direct. « Ne vous seriez vous pas trompé quand..? » « N'auriez vous pas un peu triché en disant..? » « N'auriez vous pas caché...?, oublié..? » On suggère alors que le vrai sens d'une "réalité" ambivalente n'est pas ce qui a été exprimé.

Il est utile d'apprendre à observer le public auquel on s'adresse pour savoir discerner les mots d'esprit qu'on peut, ou qu'on ne peut pas, lui proposer.

De sympathiques voisins ont ainsi annoncé la naissance de leur fille. "Papa et Maman ont croqué la pomme. Il est arrivé un pépin de 3kg 700. C'est moi, Eva, leur petit trognon".

J'aurais pu citer cet exemple comme une preuve de plus qu'on peut être gai sans blesser ou déprécier personne, ou pour montrer le rôle que jouent les connaissances préalables de celui à qui s'adresse la plaisanterie: celle ci ne peut rien éveiller chez celui qui n'aurait jamais entendu parler des mésaventures d'Adam et d'Eve.

Les thèmes religieux étaient et sont encore un fonds commun sur lequel prennent appui de nombreux traits d'humour. Ceux ci n'ont plus aucun sens pour ceux, de plus en plus nombreux, qui n'ont jamais entendu parler de religion.

Ce trait fut pour moi le point de départ d'une réflexion sur les moyens d'améliorer la qualité de l'humour.

S'efforcer de mieux connaître ceux à qui l'on s'adresse, ce qu'ils savent et ce qu'ils ignorent, ce qu'ils sont ou non en mesure de comprendre ou de deviner. Tester aussi leur désir d'entrer dans le jeu, leur complicité.

Dans le beau film "Le pont de la rivière Kwaï", un soldat propose au colonel Nicholson, que joue merveilleusement Alec Guiness, un prétexte pour berner leurs geôliers japonais en "tirant au flanc". Guiness ne comprend rien. Le soldat, par des clins d'oeil, essaie... Il s'attire cette réplique cinglante: "Cessez donc ces grimaces qui n'ont aucune place dans la discipline militaire".

Pour être complice, il faut à la fois être capable de comprendre et disposé à admettre la plaisanterie.

Le jeu est l'école de l'humour. Non. Il devrait l'être

Quels sont les rapports entre le jeu et l'humour?

Certains jeux contribuent à former le sens de l'humour. Les mots croisés, quand les définitions sont drôles, en sont un exemple. Le célèbre "vide les baignoires et remplit les lavabos" est typique. Il fallait beaucoup d'esprit pour trouver qu'il s'agit de l’entracte.

On peut inventer une multitude de jeux de société qui éveillent l’humour.

En trois minutes, pendant que coule un sablier:

- continuer la série: le hibou miaule, le cheval vole, les papas sucent leur pouce...

- raconter une histoire avec des si...

- évoquer le début d'une histoire puis faire inventer la suite…

- imaginer une recette de cuisine gaie…

- définir gaiement quelques mots: la compétence, l'autorité, la colère, l'ordre, l'humour... ,que sais je…

- proposer des inventions saugrenues du type: "Tire bouchon mû par l'énergie marémotrice » (A. Allais) etc. etc.

Comparer, discuter gaiement les résultats. Faire élire le vainqueur qui proposera le prochain sujet. Cela peut aider à apprécier la qualité d'un humour.

Noël approchait quand nous passâmes un bon moment, ma femme et moi, dans un grand magasin de jouets. Quelle profusion! Quel luxe! Que de façons d'offrir aux enfants l'occasion de développer leurs talents, de faire comme les grands.

Et soudain surgit une question: ces jeux sont-ils amusants? aident-ils les enfants à acquérir le sens de l'humour?

Pour pouvoir cultiver les choux - ceux dont je parle sont d'une espèce rare quoique bien connue, celle dans laquelle poussent les bébés - il faut remuer et assouplir la terre. Le jeu devrait pouvoir rendre ce service quand on veut cultiver l'humour.

J'essaye de repérer les jeux où l'on rit. Ils sont assez rares. Mes petits enfants se sont amusés beaucoup à la crapette rapide où l'on doit à la fois liquider le plus vite ses cartes, surveiller ce que fait l'autre, taper énergiquement sur le tas le plus léger. On s'embrouille et l'on se trompe ou l'on feinte l'adversaire et les deux rient de bon cœur.

On rit bien parfois à Colin maillard du contraste entre les efforts de celui qui a les yeux bandés et la réalité que les autres voient, des feintes qu'on lui fait et qui finissent par tourner à la confusion du trop audacieux.

Nous avons bien joué dans notre enfance aux petites barres où il s'agissait de déjouer l'attentive surveillance de celui qui "collait" pour venir toucher le but avant d'avoir été touché, mais aussi de le tromper en se faisant prendre pour un autre.

Au jeu du menteur, il fallait deviner les ruses de plus en plus risquées des adversaires.

On pourrait dresser une bonne liste de jeux où l'on rit. Pourtant, parmi ceux qui étaient offerts sur les rayons, ils m'ont paru fort rares.

Il s'agissait de réaliser ou d'apprendre quelque chose, de rivaliser d'adresse ou de chance, de se maquiller comme Maman ou de bricoler comme Papa. C'est bien, mais ce n'est pas cela qui apporte la bonne détente du rire, qui cultive le sens de l'humour, pourtant si nécessaire.

A quelles conditions un jeu peut-il être drôle et former à l'humour ?

Dans tous les cas dont je me souviens se trouve une certaine ambivalence, un jeu risqué entre Charybde et Sylla, des "erreurs", des moments où les partenaires en prennent conscience, en payent le prix, et rient en se disant qu'on ne les y prendra plus.

Cette ambivalence peut prendre bien des formes: défis, ratés, résultats opposés à ce qu'on a cherché, astuces trouvées ou manquées, faux calculs, retournements, risques, mésaventures, suspense qui donne de l'importance à tous les détails, etc.

Cela ressemble beaucoup aux ingrédients que nous avons rencontrés dans l'humour.

Mais cette ambivalence a besoin d'être mise en valeur. Le bridge par exemple est un jeu plein d'intérêt et qui pourrait être drôle.

Chaque donne oblige à décoder un langage parfois précis et parfois mystérieux, à se décider plus ou moins à l'aveuglette, à prendre des risques. Elle comporte un défi.

De part et d'autre, on met toute son astuce à essayer de "rouler" les adversaires. Une infinité de fautes sont possibles. Chacun en commet sa bonne part et l'on pourrait bien rire en les découvrant.

Pourtant, les joueurs ne rient guère qu'intérieurement. Ils sont sérieux, secrets, dévoilent rarement ce qu'ils ont voulu faire. Or, c'est la prise de conscience de ses erreurs et de celles des autres qui permet d'en rire.

Je jouais parfois, avec mes petits enfants, à Ambitions, un jeu où il s'agit de gagner le plus d'argent possible en achetant, en fabricant et en vendant aux enchères du chocolat, en rusant avec l'effectif du personnel et son efficacité, en amortissant des mécomptes arrivés par hasard et des coups fourrés des adversaires. Pourtant, malgré un intérêt certain, les joueurs ne riaient guère. Pourquoi?

Parce que les comptes n'apparaissaient qu'en fin de partie et qu'on n'avait pas ménagé de fréquentes occasions de prendre conscience des effets des calculs manqués et des erreurs de chacun, de ses ruses et de ses déboires, de ses ratages.

Savoir créer des occasions de rire ou de sourire, les mettre en valeur et en profiter ne serait-il pas une science bien plus importante que de savoir résoudre des problèmes qu'on ne rencontrera jamais?

Apprendre à travailler dans la joie et dans l'humour, à s'amuser avec les autres de ses difficultés et des leurs, quel capital!

Peut-on, par le jeu, apprendre aux enfants... et à d'autres..., non seulement à s'amuser de leurs efforts et de leurs astuces plus ou moins malencontreux, mais aussi à parler le langage de l'humour ?

Les marionnettes, par exemple, n'en seraient-elles pas l'occasion? Les enfants ont le goût de se déguiser et d'organiser des représentations souvent assommantes pour les spectateurs. A quelles conditions pourrait-on en tirer parti... à leur profit?

Les marionnettes, j'ai essayé. C'est facile à créer mais difficile à bien utiliser. Monter un bon scénario est rarement à la portée des enfants et guère plus facile pour leurs aînés. Il est malaisé d'en trouver de tout faits et au moins autant d'en user.

Ne pourrait-on pas, tant pour les marionnettes que pour le théâtre improvisé, les jeux de rôles, les déguisements, mettre en quelques mots les joueurs sur une piste sur laquelle leur imagination pourrait faire jaillir l'humour? leur proposer de jouer des personnages qui ne peuvent que diverger en embrouillant leurs propos? Pas facile, mais on peut essayer.

Le thème du dialogue de sourds peut offrir une approche. Par exemple, vous êtes deux sourds qui arrivent dans une maison inconnue et qui croient que l'autre en est propriétaire et l'invite à dîner. Que va-t-il se passer?

Des personnages suivent chacun leur idée. Par exemple deux inventeurs croient avoir trouvé l'un et l'autre la machine à réussir toutes les compositions. Ils essayent de se vendre mutuellement leur idée et de démontrer que celle de l'autre est idiote.

A un carrefour, deux personnages essayent d'égarer l'autre pour l'empêcher de trouver un trésor. Mais ils veulent éviter que l'autre ne devine où ils veulent aller et se racontent des salades.

Deux personnages discutent pour savoir qui est le plus important des deux, lequel a toujours raison alors que l'autre toujours a tort.

Deux médecins qui ont l'esprit de contradiction veulent soigner le même malade. L'un préconise le repos, l'autre l'exercice etc. Buts et méthodes divergent

Pour enseigner, pour faire progresser le style et les moyens d'expression en même temps que l'art de vivre, l'humour mérite donc une belle part dans la formation des jeunes.

C'est vrai même dans des matières aussi sévères que la grammaire ou la logique. Les exercices qui peuvent contribuer à cette agréable éducation sont à étudier et à mettre au point, mais on aperçoit ce qu'elle pourrait être.

Le jeu peut y apporter beaucoup, à condition de n'être pas seulement une copie à échelle réduite de ce que fait l'adulte mais de faire large place à la difficulté d'éviter des erreurs tentantes, les pièges tendus par les partenaires, à la prise de conscience de ses faux pas et à l'acceptation, dans la bonne humeur, de leurs conséquences.

 

XVII. UN ART TOUT EN FINESSE

Vous ai je proposé assez de moyens de chercher, de cultiver votre humour? Allez vous prendre le temps, avoir la persévérance de vous en servir et d’aller jusqu’au point où vous pourrez suive le conseil de Jean Amadou, suivre votre instinct et vous laisser guider par les réactions de vos complices?

Vous pourrez donc cultiver l'humour comme les choux, efficacement, et même mécaniquement, industriellement, et pourquoi pas à coups d'ordinateur. Ce serait bon, non?

Peut être pourrait-on faire ainsi de l'humour surréaliste, de l'humour du n'importe quoi qui éveillerait parfois de curieuses résonances, … peut être...

Ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Le véritable humour, celui qui mérite d'être cultivé, ne se met pas en boite.

C'est une forme d'intelligence, de finesse, de liberté de la pensée qui explore les contrastes, mais aussi les contours et alentours de ce qu'on tient pour "vérité", de ce qu'on souhaite exprimer. Il donne du relief et de la profondeur.

Comprendre l'humour, je le redis, est l'un des meilleurs tests de l'intelligence, au sens profond du terme: savoir saisir non seulement ce qui est dit, mais ce qui est dissimulé par jeu derrière autre chose.

L'homme, la femme d'esprit doivent être attentifs à celui qu'ils écoutent, savoir ou deviner ce qu'il sait et ce qu'il ne peut savoir, ce qu'il comprend et ce qui lui échappe, ce qu'il ressent et ce qui le laisse indifférent. C'est un art où l'excellence est toute en finesse.

Les Milanais, quand ils vous conduisent à la Scala, vous expliquent que la qualité d'un théâtre ne vient pas seulement de la voix et la technique des barytons et des divas, mais aussi et peut-être surtout de la qualité du public.

Il aime assez l'art lyrique pour y consacrer temps, argent et intérêt. Il sait distinguer la valeur de ce qu'il entend, être impitoyable pour le médiocre et apprécier passionnément ce qui est beau. L'art est dialogue.

L'humour aussi est dialogue. Le bon humour ne dépend pas seulement de celui qui le propose, mais très largement aussi de celui, de ceux qui l'accueillent, le comprennent, l'apprécient, le nourrissent et le font rebondir que de celui qui le propose.

Créer une atmosphère gaie et propice à l'humour, c'est affiner, ouvrir son esprit et son cœur. C'est embellir la vie.

Oui, cent fois oui, l'humour mérite d'être cultivé, même si ce n'est pas tout à fait comme les choux.

Ai je pu vous convaincre? Je n'ose vous le demander.

Vous n'allez pas me dire que j'ai réussi à éclaircir un peu le mystère de l'humour, à montrer des moyens de le cultiver.

Non. Vous ne me le direz pas.

Et pourquoi?

Pour trois bonnes raisons.

D'abord, celui qui éclaircit un mystère est rarement bien accueilli. Un mystère, c'est bien plus stimulant, plus piquant, plus poétique. Mieux vaut ignorer que savoir.

Et puis, vous n'allez tout de même pas prendre le risque terrible de dire un "Oui" de trop!

Enfin, si vous me le disiez, ce "Oui", je risquerais de me prendre au sérieux!!!